A la fin du film de Mariana Otero, « Histoire d'un secret », on assiste à l'emballage soigneux d'une toile. Il s'agit en réalité d'un tableau destiné à être transporté pour une exposition.

cartonMais on peut aussi y voir une allégorie de cette histoire cachée si longtemps, l'histoire de cette toute jeune femme morte à 28 ans et qui laissait derrière elle 90 tableaux, 150 dessins, deux petites filles et un mari meurtri.

Tellement meurtri qu'aujourd'hui encore Antonio Otero, vieux monsieur fatigué, se souvient de chaque instant, de chaque geste qui en ces jours de printemps 68, juste avant un certain mois de mai, lui ôtèrent définitivement sa femme, Clotilde Vautier.
 

Ce fut pendant trente ans un secret. La peintre normande, née à Cherbourg en 1939, et devenue Rennaise par le biais de l'école des Beaux-Arts où elle arrive en 1959, meurt le 10 mars 1968 dans une petite chambre d'hôpital en prononçant cette ultime et énigmatique phrase : « ce bateau, où est-ce qu'il va ? »

Antonio, son mari, réfugié espagnol, qu'elle a rencontré aux Beaux-Arts, est près d'elle mais sa famille et ses amis ignorent tout des circonstances qui l'ont conduite à l'hôpital. La nouvelle de son décès se répand en même temps que l'annonce du vernissage de sa deuxième grande exposition à Rennes. Pour la presse et pour tous ses proches, Clotilde vient de mourir d'une appendicite mal soignée. Et personne, semble-t-il, ne remet en cause cette version des faits.madameX

Peut-être certains ont-ils eu des doutes, mais c'est le silence qui l'emporte. Ce silence qui durant ces années 60 dans une France encore très rurale et très catholique pèse comme une chape de plomb sur une pratique pourtant bien réelle : l'avortement clandestin. Dans leur livre « Les femmes s'en vont en lutte » paru dernièrement Patricia Godard et Lydie Porée évoquent le chiffre annuel de 800 000 avortements clandestins. Parmi toutes ces femmes contraintes à la clandestinité faute d'une loi qui leur aurait assuré l'hygiène et la sécurité nécessaires, combien, comme Clotilde Vautier y ont laissé la vie ? Combien de compagnons, comme Antonio Otero, ont vécu avec cette culpabilité d'avoir été impuissant face à la mort ? Ce n'est sans doute pas un hasard si c'est au cours d'une manifestation de soutien aux femmes espagnoles que nous l'avons rencontré la première fois.

« Ni elle, ni moi, n'étions conscients du réel danger »

C'est une blessure qu'Antonio porte encore aujourd'hui. Après tant d'années d'exil, si son français est parfait, il a gardé son accent espagnol et tous ses souvenirs intacts. La rencontre avec Clotilde à l'école des Beaux-Arts en 1959, le diplôme obtenu par l'une et l'autre en 1962 puis leur mariage la même année et en août la naissance de leur première fille Isabel et celle en décembre 1963 de la seconde Mariana.

Clotilde, boulimique de peinture, arrête totalement de peindre pour élever les deux petites filles de 1962 à 1964. Le seul tableau qu'elle peint durant cette période est un portait d'Antonio qui trône aujourd'hui encore dans son salon et qu'il montre aux visiteurs avec une certaine fierté.
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Puis, en 1964, la jeune femme se remet à son chevalet tandis que pour faire vivre la petite famille, Antonio devient ouvrier au journal Ouest-France, travail « alimentaire » qu'il gardera finalement jusqu'à l'âge de la retraite.

Et c'est au début de l'année 1968, alors que Clotilde prépare sa deuxième grande exposition et rêve d'un séjour de deux ans à Madrid, à la Casa Velázquez, qui serait à la fois la reconnaissance de son talent et l'assurance pour le jeune couple de résoudre des problèmes financiers, qu'elle se retrouve à nouveau enceinte.

« Clotilde n'acceptait pas d'arrêter à nouveau de travailler pour s'occuper d'un nouvel enfant – résume sobrement Antonio – elle a décidé d'avorter. Nous en avons beaucoup parlé ensemble mais ni elle ni moi n'étions conscients du réel danger. »

Pour acheter le matériel nécessaire à l'exposition, le couple s'est endetté. Impossible donc de demander à nouveau une aide financière aux parents et amis. « Nous n'avions ni l'argent ni les connaissances nécessaires des filières qui existaient à l'époque » se souvient Antonio. Alors ils ont recours à un couple de médecins rencontrés du temps de leurs études et dont ils savent que la femme a déjà avorté plusieurs fois avec l'aide de son mari. Hélas, le poids de la loi anti-avortement et la peur d'y perdre leur autorisation de pratiquer la médecine, sont trop forts. Les amis refusent l'aide nécessaire et acceptent seulement de fournir une sonde ; Clotilde devra se débrouiller toute seule. A partir de là les événements s'enchaînent : hémorragie, complications, interventions chirurgicales répétées... Et après une dizaine de jours de souffrance, Clotilde meurt à l'hôpital de Rennes sans avoir revu ses deux petites filles parties à la campagne chez leurs grands-parents en prévision de l'exposition.

La peur de la prison ? La honte du regard des autres ? Le chagrin, sans doute aussi... Antonio cache la vérité et Clotilde est enterrée dans le petit cimetière qui jouxte la maison de ses parents dans ce petit village de la Manche où Isabel et Mariana ignorent toujours la mort de leur mère. Le secret prend sa place.

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« Dans quelles conditions

  maman est-elle morte ? »

« Je n'ai pas eu le courage de leur dire que leur mère était morte – raconte Antonio 46 ans après – Comme je travaillais la nuit, j'ai décidé de les laisser chez leurs grands-parents à la campagne. Un jour, longtemps après, elles l'ont appris par leur grand-mère et elles ont eu la même version que tout le monde. Quand elles sont devenues adolescentes, je n'ai pas voulu les troubler avec la vérité. Je voulais leur dire mais j'attendais le moment opportun. »

C'est finalement Isabel, l'aînée, devenue comédienne, qui lui procurera cette occasion quand à trente ans, elle l'appelle un jour au téléphone pour lui poser la simple question suivante : « Papa, je voudrais que tu me racontes dans quelles conditions maman est morte ».

Quelques jours plus tard, Antonio se rend à Paris où il rencontre ses deux filles et leur dit enfin la vérité. « C'était très triste pour elles – se souvient-il – et leur réaction a été fondamentalement différente. Pour Isabel, c'était un peu un soulagement parce qu'elle se posait beaucoup de questions depuis des années et qu'elle sentait que quelque chose n'avait jamais été dit. Mariana a été beaucoup plus troublée ; plus jeune au moment du décès de Clotilde, elle avait pratiquement tout effacé de sa mémoire. A partir de ce moment-là, tout lui est revenu et elle a commencé à songer à son film. » Elle ne le réalisera qu'une dizaine d'années plus tard, en 2003, donnant la parole aux témoins de l'époque, non seulement son père, mais aussi l'oncle et la tante, la grand-mère, des médecins, les anciens modèles qui posaient pour Clotilde.

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Parmi ces femmes, il en est une que Mariana et sa sœur connaissent bien. Elle s'appelle Marie-Josée et depuis 1971, elle partage la vie d'Antonio. C'est elle qui les a élevées dans le souvenir de cette maman disparue et dont elle parle elle aussi après toutes ces années avec une amitié indéfectible.

« Clotilde fait partie de notre vie – dit-elle – J'étais toute jeune et elle a beaucoup compté pour moi ; c'est une espèce de mère intellectuelle. » Et celle qui posait le soir une fois Antonio partit travailler et les « deux petiotes » au fond de leur lit, se souvient des conseils de lecture donnés par son aînée. « Elle n'était pas beaucoup plus âgée que moi – dit-elle – mais elle avait une énorme avance sur tout ; elle me recommandait des bouquins. D'ailleurs, sur les tableaux, je pose souvent avec un livre ! »

« Où que tu sois, tu dois être heureuse »

Avec les filles de Clotilde, « les choses se sont passées avec beaucoup de simplicité – se souvient Marie-Josée – je leur parlais de leur mère comme d'une artiste, une femme de caractère et de décision ; je crois que ça fait partie de leur éducation féministe ; c'est passé par le personnage de Clotilde ! Et puis, en voyant le film je me suis souvenue que c'était aussi une femme très gaie et qu'on rigolait bien ensemble. J'avais un peu oublié tout ça, je crois que l'histoire a pesé sur son souvenir. »
Comment croire en effet qu'on parle ici d'une jeune femme qui n'avait même pas trente ans ?

A propos de Clotilde, l'ancien modèle et amie dit encore : « c'était un esprit très puissant, très lucide. Elle était époustouflante ; elle avait une grande concentration quand elle peignait et en même temps elle était à l'écoute. On parlait beaucoup ! » Et les modèles qui étaient toutes d'abord des amies étaient en confiance et posaient naturellement.

ClotildeClotilde parlait de livres mais aussi de politique. Et c'est avec nostalgie qu'Antonio et Marie-Josée évoquent ce mois de mai qui devait tellement changer la France et que Clotilde ne verra pas. « Elle venait juste de mourir ; on commentait les événements auxquels on participait et on se disait : elle en aurait pensé quoi Clotilde ? Ça nous paraissait dingue qu'elle ne connaisse pas ça ! »

Dans les souvenirs évoqués par le couple, on perçoit tout le décalage entre la vie un peu bohème des Otero-Vautier et le poids de la société d'alors. Marie-Josée se souvient de cette maison toujours pleine d'amis et où « on buvait peut-être plus qu'on ne mangeait » ; on y refaisait le monde tandis qu'une petite fille de deux ans s'endormait sur les genoux d'une inconnue. Un peu comme dans les vieilles chansons d'Herbert Pagani, ça devait sentir la soupe et le bébé dormant. Puis Antonio parle de la prison de Rennes où l'on savait enfermées des femmes qui s'étaient rendues coupables d'avortements sur elles-mêmes ou sur d'autres.

« Ce qui est effarant – dit encore Marie-Josée – c'est que Clotilde est morte alors que le droit à la pilule avait été voté mais les décrets n'étaient pas sortis. Ils ont vraiment reculé tant qu'ils ont pu ! »

« Il y avait un tel poids dans cette société avant 68 – regrette aussi Antonio – même pour acheter une boite de préservatifs il fallait se cacher dans les pharmacies et parfois on refusait carrément de vous en vendre ! Si c'était arrivé six mois plus tard, peut-être qu'elle ne serait pas morte parce qu'elle aurait trouvé le moyen de faire l'avortement dans de bonnes conditions ! »

Dans le film de Mariana, on entend une voix-off, celle de Marie-Josée sans doute puisqu'elle était la seule à connaître le « secret », dire : « Lorsque la loi Veil est passée, j'ai pensé : Clotilde où que tu sois, tu dois être heureuse pour les autres femmes. »

Geneviève ROY

 

Pour aller plus loin :
livreIl existe depuis 2001 une association  Les amis de Clotilde Vautier  qui a organisé quelques expositions et fait publier un ouvrage très complet sur l'œuvre et la vie de l'artiste aux éditions du Petit Démon. On peut l'acheter directement auprès de l'association : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

On peut aussi lire « Paroles d'avortées, quand l'avortement était clandestin » de Xavière Gauthier aux éditions de la Martinière (2004) ; Antonio Otero est le seul homme à avoir témoigné.

La ville de Rennes a aussi choisi de célébrer la mémoire de Clotilde Vautier en attribuant son nom à un collège et à une rue. Ses toiles sont conservées dans un bâtiment public à l'abri des dommages du temps et Antonio Otero en sort quelques-unes de temps en temps pour participer à des expositions comme il le fit durant l'été 2013 au musée du Faouët dans le Finistère pour l'exposition « Femmes artistes en Bretagne »