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Quand on visite l'exposition Zehra Dogan, ce ne sont pas seulement les œuvres d'une artiste qu'on rencontre. Certes, elles sont puissantes et touchantes mais surtout elles sont nécessaires. Parce qu'elle est aussi journaliste ses toiles disent au-delà de ce qu'elles montrent véritablement.

Pour Laetitia Boursier, vice-présidente des Amitiés Kurdes de Bretagne, qui a fait venir cette exposition à Rennes pour le mois de mars, il s'agit d'un « prétexte, plutôt joli, d'ailleurs, pour aborder la question du peuple kurde ».

Et pour s'interroger sur la vie de milliers de personnes, qu'il s'agisse des codétenues de l'artiste ou de ses frères et sœurs de combat qui luttent en Turquie ou ailleurs.

 

La première chose qu'on remarque ce sont les regards de ces femmes et hommes peint-e-s par Zehra Dogan et exposé-e-s au carré Lully de l'Opéra de Rennes (la billetterie). Des regards tristes et des bouches ouvertes sur des cris de souffrance. Les journaux sur lesquels apparaissent ces personnages parlent de crimes, de massacres, de tortures. Le quotidien de Zehra Dogan, opposante kurde au régime turc en place, victime d'emprisonnements à répétition. Toutes les œuvres exposées ont été réalisées soit dans la clandestinité, soit en détention.

Et parce que dans les deux cas, elle n'avait pas de matériel suffisant à sa disposition, elle a utilisé pour dénoncer sa situation et celle de son peuple les moyens du bord : parfois des stylos bille ou de la peinture, bien sûr, mais souvent des pigments faits par décoction de végétaux, des teintures pour cheveux, du café, de la cendre, voire son propre sang menstruel. Quant aux supports, ce sont souvent des journaux, quelquefois des cartons d'emballage.

Sur la cause kurde, le silence de l'Europe

Plus que des œuvres d'art, ses toiles sont des témoignages. Et c'est pour cela que Zehra Dogan a souhaité qu'elles sortent de Turquie ce pays où elle ne peut continuer à travailler et à s'exprimer librement. Elle a voulu s'adresser par leur intermédiaire aux pays d'Europe afin d'éclairer la cause kurde au-delà des frontières. En France, c'est le webmagazine Kedistan qui diffuse son exposition et à Rennes, ce sont les Amitiés Kurdes de Bretagne qui l'ont accueillie. « On s'appuie sur le volet culturel – explique Laetitia Boursier, vice-présidente – pour parler à tous des revendications politiques du peuple kurde que se soit en Turquie, en Syrie, en Irak ou en Iran. » et notamment, en ce moment, pour tenter de faire connaître les situations des nombreux-ses grévistes de la faim.

zehra2Aujourd'hui association, les AKB ont d'abord été une délégation voulue en 1994 par Edmond Hervé, alors maire de Rennes, qui souhaitait déjà mettre en lumière la situation kurde. Depuis, la ville de Diyarbakir est une ville-sœur de la capitale bretonne et s'est installée une véritable coopération entre les deux régions. A l'occasion des prochaines élections municipales, fin mars, une délégation de cinq personnes adhérentes aux Amitiés Kurdes de Bretagne, sera présente sur place pour veiller au bon déroulement du scrutin.

Si les actions de l'association restent largement soutenues par la ville de Rennes et que la cause kurde est régulièrement défendue à l'Assemblée Nationale par certain-e-s député-e-s, Ghislaine Mesnage, membre des AKB, et Laetitia Boursier, regrettent le peu de réactions de la part des gouvernements français successifs et de l'Europe. Elles croient y voir le signe d'une volonté de ne pas trop s'immiscer dans la politique turque, régime auquel « on donne de l'argent pour retenir les migrants ».

Un esprit collectif dans une cellule de femmes

A travers ses toiles, Zehra Dogan poursuit son travail de journaliste et revendique l'aspect collectif de son message. En mettant son travail en lumière c'est aussi à ses codétenues que l'on rend hommage. Aujourd'hui, elle est sortie de prison (depuis le 24 février) et est rentrée au Kurdistan ; mais d'autres femmes et hommes restent incarcéré-e-s dans de terribles conditions. Des femmes avec lesquelles Zehra Dogan a tout partagé en détention dans une cellule où pour trente places elles étaient parfois jusqu'à cinquante-trois.

Ensemble, elles ont organisé des temps d'échanges sur les sujets qui les intéressaient et dont certaines pouvaient être spécialistes parce qu'elles étaient hors les murs de la prison avocates, journalistes, universitaires, etc. Ensemble, elles ont préparé les couleurs qui serviraient à peindre : mélanges de sauce ou déjection d'oiseaux, cendre de cigarettes ou feuilles de roquette broyées ... Celles qui se coupaient les cheveux les confiaient à l'artiste pour qu'elle se fabrique des pinceaux.

« Tout est collectif – insiste Laetitia Boursier – quand on regarde ses œuvres, on ne doit pas penser à l'artiste au sens occidental, il faut vraiment y voir un esprit collectif ! » Et on imagine aussi qu'elle n'était pas seule à l'heure de faire sortir ses œuvres de prison à la faveur d'un parloir, profitant d'un moment d'inattention des surveillants, ou par courrier. On sait que beaucoup ont été détruites. On sait aussi que depuis sa libération, Zehra Dogan continue à s'exprimer. Pour le vernissage de l'exposition voilà quelques jours à Rennes, elle écrivait aux organisateurs-trices : « j'ai été libérée de cette boite qui me retenait prisonnière (...) C'est grâce à votre soutien que je suis aujourd'hui une nouvelle Zehra plus insistante dans ses propos (...) et je fais la promesse de tenir mon crayon d'une main encore plus assurée. »

Geneviève ROY

 

"Voici le tableau de la Turquie, un tableau rouge et noir"

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« La femme kurde a le talent de donner du goût à la vie en donnant un sens différent à chacune des couleurs mais son destin est malheureusement noir. Chaque femme porte un poids lourd. La multitude de couleurs n'est pas synonyme de joie. Nous voyons beaucoup de couleurs dans les œuvres de Frida Kahlo, or, Frida ne parle de bonheur dans aucune de ses œuvres, elle est au contraire la femme qui peint la souffrance. Ici, il y a des couleurs et personne ne veut les voir ; les ethnies, les peuples qui vivent en Turquie sont les couleurs de ces terres mais on a mis une couche de noir sur toutes les couleurs puis on les a reformées en peignant en rouge sang. Voici le tableau de la Turquie, un tableau fait de rouge et noir »


Extrait de Les yeux grands ouverts de Zehra Dogan – édition Fage (2018)

Exposition Zehra Dogan au carré Lully (Opéra) jusqu'au 29 mars du mardi au vendredi de 13h à 19h et le samedi de 13h à 18h