becassinevisage

 Dans quelques jours maintenant sortira sur les écrans de cinéma le dernier film de Bruno Podalydès, « Bécassine ». Ici et là, en Bretagne surtout, des voix s'élèvent pour appeler au boycott de ce film. Des manifestations se sont déroulées devant les salles de cinéma, à Rennes et ailleurs, à l'occasion des avant-premières.

Alors, quoi ? Les Breton-ne-s, si attaché-e-s à leur propre liberté, seraient-ils/elles soudain adeptes de la censure ?

« Le sujet est plus grave qu'une petite comédie "bon enfant" ; c'est faire fi un peu vite d'un traumatisme sociétal » défend le documentariste Thierry Compain - auteur de "Nous n'étions pas des Bécassines" -  qui dénonce « une blessure du passé » ridiculisée par la figure caricaturale de la « petite bonne bretonne ».

 

 Il faut se tourner vers l'Histoire pour comprendre pourquoi un sujet qui peut sembler anodin comme Bécassine suscite d'aussi vives réactions. Derrière la petite bonne bretonne un peu niaise et pataude, beaucoup d'entre nous croient voir l'ombre de leurs mère, grand-mère, tante ou cousine. Parce que c'est vrai la première moitié du vingtième siècle fut pour nombre de jeunes bretonnes une époque d'exode rural ; parce que c'est vrai qu'elles étaient employées à tout faire chez de riches Parisiens qui rarement les traitaient avec respect.

Alors, oui, quand on parle de Bécassine en Bretagne, ça peut être douloureux, ça peut réveiller des secrets de famille et ça peut heurter des sensibilités. Pour le centième anniversaire de la création de l'héroïne des albums jeunesse, en 2005, le réalisateur Thierry Compain avait collecté des témoignages dans un documentaire. Aujourd'hui, il souhaite profiter de la sortie de ce nouveau film pour redire pourquoi ces « vraies » femmes n'ont à rien à voir avec la caricature qui en a été faite, pourquoi elles « n'étaient pas des Bécassines » ! « J'ai eu la chance de les entendre, de les filmer – dit-il – elles ont raconté leur histoire en disant : on valait tellement mieux que cela ! »

Un film qui libère la parole sur d'autres histoires

Sorti voilà bientôt quinze ans, le documentaire de Thierry Compain connaît depuis quelques semaines une seconde jeunesse. Il fut rediffusé début juin sur France 3 Bretagne et programmé dans plusieurs salles notamment à Rennes ou à Brest suivi parfois de débats avec le public, alors que la Bécassine créée en 1905 dans la Semaine de Suzette, « le journal des petites filles bien élevées », revient sur les écrans. Rappelons que cette bonne bretonne caricaturale est née sous la plume de la directrice du magazine, inspirée par sa propre domestique, et qu'elle porte un prénom tiré du mot bécasse dont le dictionnaire dit qu'il désigne "une fille sotte" !

compainChaque fois que Thierry Compain a eu l'occasion d'accompagner la diffusion de son documentaire, elles étaient nombreuses ces femmes qui venaient, en fin de séance, le remercier d'avoir enfin donné la parole à leurs sœurs d'infortune.

Car pendant longtemps, les jeunes bretonnes ont afflué à la capitale à la recherche d'un travail. Et pendant longtemps, leur propre destinée, les conditions déplorables dans lesquelles elles devaient travailler, ont largement été occultées par la représentation devenue populaire d'une Bécassine sotte, sans bouche parce que dépourvue de choses intéressantes à dire. Pendant longtemps ces femmes et leurs descendant-e-s ont eu honte d'avoir été bonnes à Paris.

« Ce film a agi comme révélateur d'autres histoires » explique le documentariste, comme s'il avait « libéré la parole » sur d'autres « histoires vraies, intimes, de ces milliers de femmes parties comme petites bonnes s'exiler à Paris ». A la suite de celles qui avaient accepté de témoigner pour lui, Thierry Compain a permis à bien d'autres de dire : « moi, aussi » ou « ma mère, ma grand-mère, aussi... »

Des femmes qui ont tout enduré et jusqu'à la honte

« Elles se sont exprimées avec une telle volonté, une telle force et une telle jubilation d'avoir résisté » à ces migrations difficiles que d'un coup la honte a pu se transformer en une sorte de fierté à dire : « moi, aussi » ! « Le spectateur se reconnaît, les familles reconnaissent l'une des leurs – dit encore le réalisateur – la dimension et le nombre en font un sujet de société ». Et quand sur l'écran « l'une ou l'autre des femmes filmées raconte ses actes et "victoires" de résistance à sa condition, le public les applaudit spontanément en cours de projection » avec dit encore Thierry Compain « la jubilation que confère la réparation d'actes qui résonnent comme une revanche prise au nom de toutes les autres. »

Dévalorisées, humiliées, traitées de « ploucs », victimes d'injustice, de harcèlement et d'abus sexuels, souvent... elles ont tout enduré les petites bonnes bretonnes notamment celles qui se retrouvaient livrées à la vindicte populaire, parce que devenues « filles mères ». « La BD – dit encore Thierry Compain – a servi à conforter les classes dominantes et à railler le monde rural de l'époque. »

Tant d'histoires « tues, oubliées, évacuées » sous de lourds secrets de famille, écrasées par la représentation caricaturale de « travailleuses propres, dociles, fidèles, ne rechignant pas à la tâche, mais aussi de provinciales niaises et de domestiques bornées irrémédiablement bêtes... »

« Une libraire de ma connaissance a toujours refusé de vendre les albums de Bécassine dans ses rayons – raconte encore Thierry Compain – elle ne supportait pas cette exposition qui lui rappelait la détresse de sa mère, elle aussi, bonne. »

« Bécassine a agi sur la conscience de soi des Bretonnes. Elles les a dévalorisées à leurs propres yeux » analyse Thierry Compain qui ne veut pas attaquer le film de Bruno Podalydès mais juste qu'il permette aussi de (re)découvrir ce que fut véritablement l'histoire de toutes ces femmes. Qu'il permette aussi « de ne pas oublier qu'à travers le monde, il y a toujours, aujourd'hui, des travailleuses pauvres, beaucoup de Bécassines en souffrance ».

Geneviève ROY