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Le jour où Marie-Aline Lagadic a voulu publier les chansons traditionnelles de son coin de Bretagne, le pays bigouden, on lui a opposé que sur cette terre sans fest-noz, les chants avaient été oubliés.

C'était sans compter les sardinières. Pour braver des conditions de travail extrêmement difficiles, ces femmes avaient pris l'habitude, encouragées par leurs directions, de chanter en travaillant.

C'est cette histoire que le Musée de Bretagne a souhaité mettre en avant à l'occasion des journées des droits des femmes à Rennes.

Une conférence chantée, idée originale pour montrer comment parfois le matrimoine l'emporte sur le patrimoine.

Les premières conserveries de poisson ouvrent sur les côtes bretonnes en 1860 ; les premières fermetures interviendront en 1960. Durant cent ans, ces usines vont être le lieu de travail de milliers de femmes qui vont y connaître des conditions pénibles mais aussi une certaine liberté et donc le début d'une émancipation.

C'est une tradition lointaine en Bretagne de conserver le poisson. Mais avec la découverte de l'appertisation au 18ème siècle puis l'essor de la fabrication des boites en fer blanc dans la deuxième moitié du 19ème siècle, le paysage prend de nouvelles couleurs. Dans les ports sardiniers implantés là où les sardines migrent d'avril à octobre, c'est-à-dire dans la baie de Douarnenez et celle d'Audierne, les conserveries se multiplient.

Plus de sous, plus de dentelles

A la fin du 19ème siècle, Douarnenez compte 24 conserveries pour une population d'environ 8 000 habitant-e-s et Saint-Guénolé pour 3 à 4 000 habitant-e-s en compte 14. La sardine est un poisson fragile qu'il faut emboîter rapidement, une aubaine pour les industriels, mais aussi pour les familles pauvres que la terre ne suffit plus à nourrir. Malgré des conditions difficiles, l'usine est vécue comme un progrès pour celles qu'on appelle « les penn-sardin ».

De l'arrière-pays bigouden, les femmes et parfois les petites filles arrivent en nombre pour travailler à l'usine, tandis que les garçons s'embarquent sur les bateaux de pêche. « Ma grande-tante qui est née le 11 novembre 1918 – raconte Klervi Rivière disait qu'à onze ans, elle était déjà à l'usine et comme ce n'était pas autorisé, elle devait se cacher lors des contrôles ! »

sardine2Elles disent qu'en principe, Klervi chante et Marie-Aline, sa mère, explique. En réalité, elles se répondent et se complètent, tout au long de la conférence chantée, parfois avec humour. Car si les conditions de travail des sardinières étaient terribles comme le rappellent les différentes grèves du début du 20ème siècle, les chansons qu'elles ont laissées n'ont rien de tragique.

On y parle plutôt des rivalités entre usines, entre quartiers, des amourettes et des coquetteries de ces femmes, souvent jeunes, qui découvrent tout à la fois la vie en ville, le travail en groupe et la joie d'avoir un salaire. « Elles avaient un peu de sous alors il fallait le montrer » plaisantent encore les conférencières qui ajoutent qu'elles « font évoluer les modes ». Notamment la célèbre coiffe bigoudène qui commence à monter jusqu'à bientôt atteindre les 33 centimètres de dentelle !

Chanter pour tenir et se soutenir

C'est au prix de bien des efforts que les sardinières gagnent leur salaire et leur indépendance. « Il faut emboîter le poisson dès sa sortie de l'eau – rappelle Marie-Aline Lagadic – donc les usines sont construites à proximité de l'accostage des bateaux et quand les pêches sont bonnes, c'est parfois jusqu'à 72 heures d'affilée qu'il faut travailler. » Aussi pour qu'elles gardent du cœur à l'ouvrage et ne tombent pas d'épuisement, les patrons et les contre-maîtresses encouragent-ils les ouvrières à chanter. « Les gens de passage étaient stupéfiés – dit encore Marie-Aline Lagadic – d'entendre les chants de ces femmes quand ils passaient près des usines. » Chanter, ça empêche de s'endormir, ça crée aussi des solidarités. « Quand on sentait une voisine qui faiblissait – précise Klervi Rivière – on lui disait : allez, viens, on va chanter une chanson ! »

Et au début, ces femmes chantent ce qu'elles connaissent : le grand répertoire patrimonial de Bretagne. « J'avais appris ces chansons avec ma grand-mère, ma mère et mes tantes – se souvient Marie-Aline Lagadic – et quand j'ai voulu publier ce répertoire, tout le monde pensait qu'il s'était éteint. » Jusqu'à l'ouverture au public des collectes du musée des Arts et Traditions Populaires au début des années 2000 qui vient confirmer ses souvenirs. Non sans fierté, elle revendique aujourd'hui cet héritage : « Les ouvriers chez nous, c'étaient des ouvrières et notre répertoire a été sauvé par les usines ! »

Si travailler à l'usine permet aux femmes de la campagne de commencer à s'émanciper, les grèves des années 20 feront le reste. Dès 1905, les sardinières revendiquent d'être payé à l'heure et non plus au mille et obtiennent satisfaction ; elles seront désormais rétribuées 80 centimes de l'heure. Mais à l'aube des années 20, cette somme n'est plus suffisante et les ouvrières demandent une augmentation. Quand le kilo de beurre coûte 15 francs et que le kilo de café est facturé 17 francs, il ne semble pas excessif de rêver d'un salaire horaire de 1 franc 25.

La première grève de femmes en France

A Douarnenez, fin 1924, débute une grève spectaculaire, le « premier conflit de femmes ». Tellement étonnant qu'il sera médiatisé dans toute la France et que quelques grands syndicalistes se déplaceront pour soutenir les grévistes, parmi lesquels le Rennais Charles Tillon. Il reviendra quelques années plus tard (1926/1927) du côté de Lesconil et du Guilvinec pour apporter son soutien à d'autres femmes en grève.

sardine3C'est aussi à ce moment-là qu'il peindra sa célèbre toile, exposée aujourd'hui au Musée de Bretagne, et près de laquelle Klervi Rivière et Marie-Aline Lagadic tiennent conférence en 2019. Comme pour rappeler qu'avec l'intervention de ces syndicalistes venu-e-s de loin, c'est toute la vie des Bretonnes qui a été changée.

Elles entendent notamment que si elles doivent travailler aussi dur pour nourrir leur famille, c'est peut-être parce qu'elles ont trop de bouches à nourrir. Et dans cette Basse Bretagne où elles sont en prise chaque dimanche avec le curé, elles découvrent la méthode Ogino pour contrôler les naissances ! Ces femmes font un « bond dans la modernité » et Marie-Aline Lagadic y voit un lien direct avec leur fort engagement dans la résistance quelques années plus tard.

A l'issue des grandes grèves des années 20, les patrons du pays bigouden semblent céder et accordent aux ouvrières leur augmentation. Pourtant, lorsqu'il faut reprendre le travail, la déception est grande : toutes les usines ne rouvrent pas et les deux tiers des femmes se retrouvent sans travail, obligées de quitter le pays pour gagner leur vie ailleurs.

Marie-Aline Lagadic rappelle que seules deux régions de France ont gardé dans leurs traditions une chanson anarchiste, sans doute apportée par Charles Tillon ; « Saluez riches heureux ces pauvres en haillons, saluez se sont eux qui gagnent vos millions » chante-t-on dans les sardineries de Bretagne comme dans les mines de Carmaux. « On est toujours un peu émues – disent la mère et la fille – quand on chante cette chanson à la mémoire de toutes ces femmes qui se sont battues. » Un beau message de transmission entre générations de femmes.

Geneviève ROY

Pour aller plus loin : Conférence « Des sardines et des femmes, histoire des luttes des ouvrières de la mer » par Fanny Bugnon à Rennes 2 dans le cadre des mardis de l'égalité le 2 avril prochain. La conférence sera suivie de l'inauguration de l'amphithéâtre Joséphine Pencalet. Sardinière de Douarnenez gréviste en 1924, elle se présenta aux élections municipales de 1925 sur la liste communiste et fut la première femme élue de France avant l'invalidation de son élection puisque les femmes n'ayant pas encore le droit de vote, elles n'avaient pas non plus le droit d'être élues !