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La « continuité pédagogique », elles n'y croient pas trop. Trop de différences d'équipement et d'accompagnement dans les familles ; pas d'interactions avec les enfants ; juste des révisions, pas d'avancement dans le programme... Et puis, de toute façon, l'enseignement à distance, ce n'est pas ça, leur métier.

Pourtant, comme leurs collègues confiné-es de toute la France, les enseignantes de l'école élémentaire Joseph Lotte de Rennes se sont donné tous les moyens possibles pour poursuivre leur travail avec les élèves.

En fin de période, juste avant les vacances de printemps, alors qu'elles ne savaient pas si l'école reprendrait avant l'été, leurs priorités restaient de maintenir le lien avec les enfants et surtout de préparer le retour en classe.

 

Au début, il a fallu s'organiser. La nouvelle de la fermeture des écoles est tombée le jeudi 12 mars à 20 h et le vendredi après-midi, à 16h, tout le monde a rejoint son domicile. Les enfants d'un côté et les enseignant-es de l'autre. Dès le lundi matin - le ministère était clair là-dessus - il fallait proposer « une continuité pédagogique » à chacun-e des élèves.

Pour Françoise Bernardeau, la directrice, le « boulot a été énorme » les premiers jours. Outre le travail à prévoir pour les élèves de sa classe de CE1 et la finalisation des dossiers d'entrée en sixième des CM2, « j'ai fait des fichiers excel et des tableaux, récupéré tous les mails, appelé les parents ou la mairie pour trouver ceux que je n'avais pas - énumère-t-elle - ça m'a demandé beaucoup de temps mais en quelques jours sur les 200 mômes il ne m'en manquait que deux ou trois ! »

 

« On nous a dit de ne pas laisser tomber les familles sans moyens,

mais on ne nous dit pas comment faire »

 

D'une famille à l'autre, la situation n'est pas la même. Il y a celles qui ont ordinateur, imprimante voire scanner à la maison ; celles qui reçoivent juste leurs mails sur leur téléphone portable ; celles dont l'imprimante vient de tomber en panne ou n'a plus d'encre ; sans oublier les parents qui ne parlent pas français, les familles où trois ou quatre enfants doivent se partager l'équipement... « Ça a été assez vite compliqué chez plein de gens » résume Françoise Bernardeau qui ajoute « on nous a dit de ne pas laisser tomber les familles sans moyens, mais on ne nous dit pas comment faire pour ne pas les laisser tomber ! »

Alors les maîtresses s'organisent. Et proposent souvent du sur-mesure. Echanges de mails, utilisation de l'espace numérique de travail Beneylu ou d'autres outils qui permettent de déposer du travail à distance via internet pour les familles connectées. Permanence à l'école deux fois par semaine pour permettre aux autres de venir chercher du travail sous enveloppe nominative déposée devant la porte « sans aucun contact ». Voire même distribution à domicile.

Laurence Pericou est enseignante en classe Ulis, avec peu d'élèves mais aux profils particuliers ; pour faciliter la tâche des parents, elle se déplace chaque semaine pour déposer les exercices photocopiés dans les boites aux lettres de certaines familles. « Il a fallu trouver le meilleur canal pour chaque famille » dit-elle insistant sur sa priorité : garder une relation, se donner des nouvelles et proposer aux familles de mettre en place une routine, des repères. Elle sait que ses élèves très peu autonomes auront pour la plupart du mal à poursuivre leur travail à distance mais s'emploie à leur fournir des activités, à leur lancer des défis : faire une plantation, confectionner un gâteau, fabriquer un objet, et même ranger sa chambre...

 

« Déjà quand on a notre groupe classe en face de nous,

on sait bien qu'on ne parvient pas à lisser

toutes les inégalités sociales »

 

A l'autre bout de la chaîne, les parents prennent le relais. « On a plein de messages hyper gentils des parents – s'enthousiasme la directrice – on a fait une blague pour le 1er avril, ils ont bien joué le jeu. Certains trouvent qu'on n'envoie pas assez de travail, d'autres qu'il y en a trop. » De son côté, Carole Appriou, enseignante de CM1, se réjouit aussi des relations un peu exceptionnelles que la situation fait naître. « On est plus en lien avec les parents que lorsqu'on est en classe – explique-t-elle – la communication est plus fréquente ; il est possible que ça fasse évoluer leur point de vue sur notre métier, qu'ils se rendent mieux compte de ce que nous faisons. »

Certaines familles envoient des photos de leurs enfants au travail, d'autres, en revanche, ne donnent aucune nouvelle. Et l'inquiétude principale des enseignantes concerne les inégalités qui peu à peu se creusent entre les enfants.

« Déjà quand on a notre groupe classe en face de nous, on sait bien qu'on ne parvient pas à lisser toutes les inégalités sociales – déplore Carole Appriou – là, j'ai des informations sur ce qui se passe dans les familles, certains enfants ont appris à poser la division alors qu'on ne l'a pas encore fait ensemble, certains font de l'anglais, des dictées... moi, j'organise ma classe en groupes de niveaux et je sais que les élèves qui déjà ont le plus de difficultés ne peuvent pas être accompagnés à la maison ; c'est bien ça notre problème ! »

 

« La continuité pédagogique c'est un joli leurre

mais concrètement, on n'en a pas les moyens.

L'enseignement ce n'est pas ça »

 

Pendant la période de confinement, pas de nouveautés. Une consigne plus ou moins facile à respecter et dont les conséquences peuvent varier d'une classe à l'autre. Morgane Casandjian (notre photo) se rassure car ses élèves ont peu de nouvelles notions au programme de CE2 ; elle se limite donc à des révisions. « Faire porter les apprentissages sur les épaules des familles c'est une injustice totale ; les enjeux et les liens ne sont pas les mêmes dans la relation parents/enfants que dans la relation enseignant/élèves » défend celle qui a fait le choix de demander surtout une production d'écrits le plus loin possible des écrans.

« J'envoie des mails – dit-elle – et chacun peut faire en fonction de son rythme et de son temps ; on est dans le temps des familles pas dans le temps de l'école. La continuité pédagogique c'est un joli leurre mais concrètement, on n'en a pas les moyens. L'enseignement ce n'est pas ça, on ne peut pas remplacer le travail qu'on fait en classe ! »

Même frustration pour Carole Appriou. « Ce n'est absolument pas satisfaisant pour moi sur le plan pédagogique – déclare-t-elle – Clairement ce n'est pas ça mon travail ! Je ne fais pas progresser mes élèves. Passer la journée assise derrière l'ordinateur, ce n'est pas du tout agréable ; il n'y pas d'interactions, pas la satisfaction des échanges avec les enfants, les surprises qu'on peut avoir ! Ce n'est pas ce que j'aurais dû faire de tout ce temps-là, c'est pour moi le plus difficile à accepter parce qu'on a tout le temps envie de les tirer vers le haut les mômes, et là, ce n'est pas du tout ce qu'on fait ! »

 

« Revenir à 8h 35 en classe

en faisant comme si de rien n'était ce serait trop violent (...)

Il va falloir verbaliser sinon ce sera une faute grave »

 

Ce n'est pas la scolarité proprement dite qui semble inquiéter les enseignantes ni les parents. Hormis les enfants de CP dont l'apprentissage de la lecture risque d'être mis à mal par cet arrêt brutal, « les enfants ont des capacités de rattrapage rapide, ils reprendront là où ils en seront l'an prochain » prédit Françoise Bernardeau ; tandis que Carole Appriou constate : « entre le CM1 et le CM2 on est surtout sur des approfondissements ; ce qui m'embête le plus c'est que certains enfants ne vont pas lire du tout pendant deux mois et pour ceux-là la rupture va être vraiment longue ! »

Quant à Morgane Casandjian, ce n'est pas non plus l'année scolaire chaotique qui l'angoisse mais plutôt l'impact psychologique. Sa priorité c'est l'après. « On a beaucoup de questions et pas beaucoup de réponses – analyse-t-elle – Je fais ce que je peux et j'essaie surtout de me concentrer sur le retour en classe parce que là, on aura plus de maîtrise dans ce qu'on pourra apporter aux enfants. Je ne sais pas comment on peut les accompagner mais je pense que revenir à 8h 35 en groupe classe en faisant comme si de rien n'était ce serait trop violent ; je n'ai aucune envie de les accueillir comme ça. C'est à nous de faire qu'ils sortent changés de cette expérience parce que forcément il y aura des conséquences ; il va falloir verbaliser tout ça sinon ce sera une faute grave. »

Pour elle, sur le plan pédagogique, cet « incident de parcours dans la vie de la classe » vient percuter des questionnements déjà existants ; « ça vient conforter ce vers quoi je voulais tendre » dit celle qui souhaite se désengager d'un « apprentissage de masse » pour plus d'enseignement individualisé. « J'ai le sentiment que les contraintes, c'est toujours ce qui fait avancer – dit-elle encore – et qu'on devrait passer du temps maintenant à réfléchir à ce qu'on va proposer après pour revoir nos pratiques. »

La rentrée quand elle aura lieu n'aura rien à voir bien sûr avec une rentrée des classes après deux mois de vacances. Carole Appriou dit avoir hâte de ce jour-là mais nuance : « ça va être très particulier comme climat de classe d'autant que les conditions de confinement ne sont pas les mêmes pour tous les enfants ; il va falloir un petit peu de temps pour revenir à de vraies conditions de travail ».

Pour préparer au mieux ce retour, certaines enseignantes ont demandé dès le début du confinement à leurs élèves d'écrire leur journal de bord. Comme Laurence Péricou, par exemple, qui compte sur ces écrits pour renouer le lien. « Je leur ai proposé – dit-elle - d'écrire chaque jour une ou deux phrases en leur disant que nous vivions un moment unique et que quand ils seraient grands, ils auraient peut-être envie de retrouver ce cahier pour se rappeler. Quand on va se retrouver on sera contents aussi de se raconter les bons moments, et les plus difficiles aussi. »

Geneviève ROY