Elle avait fait la promesse à François Mitterrand, alors président de la République, de ne jamais changer ; et il semble bien qu'elle ait tenu parole.

Jeune retraitée, Renée Brébel a toujours autant d'énergie et de force de persuasion pour défendre les causes auxquelles elle croit.

brebelElle se souvient avec enthousiasme de ses combats des années 80/90 pour maintenir en Bretagne la pêche à la morue mais, modeste, quand elle se tourne vers son passé c'est d'abord pour parler de son drôle de « métier », celui de « femme de marin ».

La rencontre se fait à l'occasion d'une exposition sur les terre-neuvas. Quand Renée raconte sa rencontre avec Gérard et leur mariage au début des années 70, elle parle d'abord d'amour et de bonheur. Mais tout de suite, elle ajoute : « ce qu'il faut apprendre alors, et c'est un véritable métier, c'est à devenir femme de marins ! »

Pourtant, petite fille, la malouine (non pas de Saint-Malo en Bretagne mais de Malo-les-Bains près de Dunkerque) s'était bien juré de ne jamais épouser un marin. Elle se souvient de ses jeudis chez sa grand-mère paternelle. « Avec ma sœur – raconte-t-elle – on allait un jeudi sur deux, en alternance, aider notre grand-mère. Moi, quand j'y allais j'avais toujours droit à la langue de morue ; ma sœur avait un œuf, moi je devais toujours manger la langue de morue et j'avais horreur de ça ! » Mais plus que les habitudes alimentaires se sont surtout les souvenirs douloureux de sa grand-mère qui ont marquée la petite Renée. « Elle nous racontait le métier de mon grand-père qui était pêcheur en Islande ; elle avait vécu des moments très difficiles et moi je disais : je ne me marierai jamais avec un marin ! »

« Vous êtes sur le terrain,

vous apprenez toute seule »

Mais la vie en a décidé autrement. Devenue jeune fille, Renée s'installe en Bretagne, du côté de Dinard où elle rencontre l'amour en 1968. Naïve, elle raconte à sa grand-mère que l'élu de son cœur est non seulement marin, mais qu'il est terre-neuvas. Renée avoue aujourd'hui : « franchement, je ne savais pas ce que c'était ; ma grand-mère a rit et m'a dit : et bien, maintenant, tu vas en manger de la morue ! » Et Renée de conclure dans un rire : « je ne devais jamais me marier avec un marin et je me suis mariée avec un terre-neuvas ! »

Pour la jeune femme c'est une sorte d'apprentissage qui commence : les absences prolongées de trois, quatre voire cinq mois en mer, les décisions à prendre seule dans une société où le mari reste le chef de famille, les messages radio-maritimes qui ne doivent pas dépasser les 22 mots... « Vous êtes sur le terrain, et vous apprenez toute seule » résume-t-elle évoquant les deux premières choses à mettre en place sitôt le mariage : signer une procuration chez le notaire, à la banque et à la compagnie maritime pour pouvoir gérer les dépenses quotidiennes, et passer son permis de conduire afin de se déplacer plus facilement.

expomarinsLe premier enfant naît en 1972 et le deuxième en 1974. La vie suit son cours au rythme des voyages et des courriers échangés. « A l'époque, on ne pouvait pas téléphoner sur les bateaux – explique Renée – alors on s'écrivait. Je racontais tout ce qui se passait à la maison, la moindre petite chose : le garçon qui fait ses premiers pas, les enfants qui aident à faire la vaisselle. On fait notre petit journal et on l'envoie au marin » Les courriers sont expédiés à une adresse où les récupère de temps en temps le bateau militaire qui assure la liaison avec le navire de pêche. « Ils prenaient les courriers et ils donnaient les nôtres ; on avait cinq ou six lettres en même temps, alors on mettait des numéros comme ça, le marin pouvait suivre le petit feuilleton ; et les enfants faisaient pareil dès qu'ils savaient écrire ; ou ils envoyaient des dessins ! »

« Alors, c'est ça le métier de papa ? »

Si les lettres des familles disent le quotidien, celles des marins semblent plus évasives. En effet, Renée reconnaît qu'il lui a fallu des années – et les images chocs d'un documentaire télévisé – pour comprendre véritablement le travail de son mari et surtout la dureté de ce labeur. Gérard, marin depuis le début des années 60, est alors baadériste sur un bateau-usine qui pêche la morue au large de Terre-Neuve. La Comapêche qui l'emploie est basée à Saint-Malo et arme plusieurs bâtiments dont le Victor Pleven, le Joseph Roty et la Grande Hermine.

« Quand ils partent – dit encore Renée – on a peur mais on ne le dit pas. Quand ils rentrent on remercie le bateau de nous les avoir ramenés. » Si on ne se dit pas clairement les choses, on les évoque à demi-mots au gré des recommandations : « fais attention, prends bien soin de toi ! »

Dans cette Bretagne des années 70, on raconte en effet beaucoup d'histoires de marins qui ne rentrèrent jamais. A commencer par celle que raconte à Renée sa belle-mère dont le père, terre-neuvas lui aussi à l'époque des voiliers, disparut dans la brume et ne revint jamais à terre. Et puis un jour, la femme de marin est assise sur son canapé et regarde un reportage sur FR3 et là « ça prend une autre dimension » dit-elle se souvenant de sa fille, alors âgée d'une dizaine d'années qui s'exclame, inquiète : « alors, c'est ça le métier de papa ? »

Les trois enfants de Renée et Gérard (le petit dernier naîtra en1987) ne seront jamais au départ du bateau. « Les femmes accompagnent toujours leurs maris, mais moi, mes enfants n'ont jamais voulu voir partir leur père - raconte Renée – Le bateau qui m'a le plus marquée, c'est le Victor Pleven ; c'était un gros navire de 100 mètres de long. Et le bateau pour la femme, il a de l'importance, parce que plus il est costaud, plus il nous ramène notre mari. Ce bateau-là, moi je lui dois la vie de mon mari. J'ai tout visité et j'ai rencontré tout le monde : le cuisinier, le boulanger... » Car les épouses sont toujours là au moment du départ et montent à bord pour préparer la bannette de leur mari. C'est pour elles l'occasion de se rencontrer, d'échanger leurs adresses ; durant la campagne de pêche, elles resteront en contact et parfois pourront s'entraider en cas de besoin. « Femmes de marins, c'est une grande famille, finalement ! » affirme Renée qui compare cette solidarité avec celle qu'elle a connu dans son enfance entre les familles de mineurs ou celles du chantier naval où travaillait son père.

« C'est lourd à porter, surtout le soir ! »

plevenEtre femme de marin, c'est gérer le quotidien et bien sûr les dépenses. A la naissance de ses enfants, Renée cesse de travailler ; elle ne reprendra à mi-temps qu'en 1979. Le seul salaire qui entre au foyer est alors celui de Gérard, payé « à la part de pêche » Chaque mois, la compagnie de pêche verse une somme forfaitaire - 1300 francs croit se souvenir Renée – et lorsque le navire rentre de campagne, les marins touchent un pourcentage de la pêche rapportée, « le retour de pêche », duquel sont déduites les avances. « Il fallait mettre de l'argent de côté parce que parfois la pêche n'était pas bonne et nous n'avions pas de retour de pêche. Notre vie s'est faite au fil des voyages, avec des hauts et des bas. Plus il y avait de poissons dans la cale, plus ils étaient payés !»

Renée et Gérard s'étaient inventé un code afin de prévoir au mieux les tonnages pêchés. Dans les messages radio limités à quelques mots, le marin glissait un prénom correspondant à une liste établie ensemble entre deux campagnes. Selon qu'elle lisait Dominique ou Michel ou encore José, Renée, sur terre, pouvait à la fois estimer le tonnage déjà pêché et le temps qu'il restait au navire pour achever sa campagne. « Pour faire des projets de vacances, il fallait savoir à peu près quand il serait là – dit Renée – et parfois on ne partait par parce qu'il n'était pas arrivé, alors on attendait à la maison ! » Quelques années plus tard, Renée confiera à un écrivain « Pour eux, c'est dur de ne pas être là, mais nous, les femmes, on souffre aussi. Les hommes ont tendance à se reposer sur nous et c'est fatigant. Quelquefois, c'est lourd à porter surtout le soir ; on ne pouvait pas discuter des soucis de la journée. »

Plus que toute autre en effet, la vie de la « femme de marin » est tributaire du travail de son mari. A tel point que ce bateau sur lequel Gérard passe huit à neuf mois par an, est aussi devenu celui de Renée. Et qu'elle va se battre pour lui durant de longues années.

La première bataille prend naissance un soir de 1987. Renée se souvient parfaitement de la date, « c'était le soir de l'ouragan », c'est-à-dire le 15 octobre. Tandis que la Bretagne s'apprête à vivre une nuit de tempête mémorable, Renée à Saint-Brieuc regarde la télévision. Elle y découvre que l'avenir de la pêche en haute mer, et donc celui de sa famille, est pour le moins compromis, le Canada ayant décidé de revenir sur les accords passés quinze ans plus tôt avec la France et autorisant la pêche à la morue à Terre-Neuve. « J'étais tellement en colère – raconte-t-elle – que j'ai tout de suite commencé à écrire une lettre ; je me suis dit : si on ne bouge pas personne ne va entendre parler de nous. »

Dès les jours suivants ils seront nombreux à entendre parler d'elle. Elle envoie sa lettre au président de la République François Mitterrand, au Premier ministre Jacques Chirac, à toutes les chaînes de télévision, à toutes les radios... « Je leur ai demandé de nous aider. Tout simplement. »

« C'est tous ensemble qu'on a du poids ! »

livreguellaffLe combat a commencé, il durera jusqu'en janvier 1989. Durant plus de deux ans, Renée parvient à mobiliser autour d'elle. Elle écrit à toutes les femmes des marins concernés non seulement en Bretagne, mais aussi à Bordeaux ou Fécamp, et les entraîne manifester à Paris. Elle obtient des rendez-vous dans les ministères et à l'ambassade du Canada et fait le siège de l'Elysée. Elle force le respect de la compagnie des pêches et des habitants de Saint-Malo son port d'attache qui se joignent au mouvement allant jusqu'à bloquer l'écluse. Devenue salariée du Conseil Général des Côtes d'Armor, Renée ne compte plus ses voyages à Paris, son « petit dossier » sous le bras, et engloutit ainsi tous ses jours de congés.

La voilà replongée dans son enfance ouvrière ; « les batailles, je connais ! - s'exclame-t-elle – Mon père travaillait dans la métallurgie ; il a toujours été fort pour les manifs. Mon grand-père maternel était cheminot dans les Deux-Sèvres et j'avais des grands-oncles mineurs dans le Nord ! Je savais que seule je ne pouvais rien faire mais je crois fortement que c'est tous ensemble qu'on a du poids ! » Et elle ajoute avec fierté : « si la compagnie de pêche existe toujours, il paraît que c'est grâce à tout ce qu'on a fait ! » L'issue est en effet heureuse après tout de même que Renée et quatre autres femmes de marins soient allées jusqu'à faire une semaine de grève de la faim. Un accord est trouvé qui permet au Victor Pleven de poursuivre sa pêche non plus à Terre-Neuve mais du côté du Groenland. Le désarmement ne sera pas pour tout de suite et les marins gardent leur travail.

Modeste, Renée ne s'attribue pas toute la gloire de ce combat. Si dans les médias de l'époque elle passe pour l'égérie de la bataille qu'elle a quand même largement contribué à mettre en œuvre, elle tient à y associer les hommes qui au large suivent toute l'affaire. « Je voulais que se soit les marins qui décident » se justifie-t-elle ; alors, elle passe beaucoup de temps au téléphone avec le capitaine du bateau. Pourtant, un jour, Renée a failli tout lâcher. « Gérard en entendait de toutes les couleurs à bord. Pour certains hommes à cette époque, la femme devait être à la maison ou s'occuper de la ferme. »

A ce moment de l'histoire, c'est Gérard, le mari, qui prend la parole : « nos femmes étaient parties se balader à Paris disaient certains marins... ils ont été prié de débarquer ; ça a remis le calme ! » Mais Renée, elle, est plus indulgente : « ils n'avaient pas compris ; il faut leur pardonner ! »

« Promettez-moi, madame, de ne pas changer »

La pause sera de courte durée. Au début des années 90, les quotas de pêche sont à nouveau discutés et le Victor Pleven est désarmé. Renée et quelques autres entament alors une nouvelle bataille pour le sauver. Et l'infatigable femme de marin reprend sa plume et s'adresse à nouveau au président de la République.

Passager à bord du dernier voyage du bateau-usine en 1992, Alain Guellaff, journaliste devenu cinéaste et écrivain, a retracé l'épopée de ce navire que les combats de Renée contribueront à transformer en musée, à quai à Lorient pendant quelques années, avant de finir découpé au chalumeau en 2008 quelque part en Belgique.

Renée aime particulièrement citer cette phrase de Jean Trogoff, auteur de la « Grande aventure morutière » : Une main pour le navire et une autre pour toi. Si le bateau souffre, ajoute-lui trois doigts. « Nous - dit-elle dans l'ouvrage de Alain Guellaff – on n'a pas ajouté trois doigts, on a ajouté nos mains et les mains de nos enfants. »

Jamais à cours de détails, Renée ne veut pas nous laisser repartir sans une dernière anecdote. « Un jour – dit-elle – j'ai reçu un courrier de l'Elysée ; c'était une invitation pour le 14 juillet. » Et comme pour s'excuser, elle ajoute : « j'avais beaucoup sollicité l'Elysée ; à une époque, j'appelais tous les jours ; je n'avais même plus besoin de me présenter, on reconnaissait ma voix. »

Son mari est en mer, c'est donc son fils qui l'accompagnera à la garden-party. Au président Mitterrand elle voudra s'excuser : « j'ai abusé quand même » dira-t-elle. Mais elle s'entendra répondre : « Ne changez rien, madame ; promettez-moi de ne pas changer ! » Renée a promis et n'a pas changé ; devenue déléguée syndicale au CR22, elle a connu d'autres bagarres et bien des discussions, mais elle n'a rien lâché. Jamais !

Geneviève ROY

 

Pour aller plus loin :

Un livre : « le dernier voyage du Victor Pleven : dans les eaux de Terre-Neuve » de Alain Guellaff paru en 2005 aux éditions Ancre de Marine

Un documentaire signé du même journaliste : « La morue était trop belle » en 2012 et un reportage sur FR3 dans les archives de l'INA

Une exposition : Terre-Neuve et les terre-neuvas à Saint-Malo et Granville à partir du 28 juin.