Ricochet : nom masculin. Bond que fait une pierre plate lancée de façon oblique sur l'eau ou tout autre objet rebondissant sur une surface dure.

Et si l'objet est lancé verticalement ? Que se passe-t-il ?

Il coule. Il ouvre un trou, dessine un tube dans le corps de l'eau. Et elle se referme au dessus de lui. Il tombe, perce l'eau tel une lance à travers un corps, il tombe à l'infini, jusqu'à percuter un rocher, jusqu'à heurter le fond. Là, d'autres objets, d'autres galets ou du sable, résidu de galets et de coquillages que l'eau a malmenés depuis des siècles, l'attendent. D'autres corps dans le corps de l'eau. Il leur tombe dessus. Il se mêle à eux, prisonnier de cette eau qui s'agite autour de lui, autour d'eux, comme pour se venger de la perforation qu'elle a subi. Sans avoir été prévenue, sans avoir donné sa permission. Si l'objet tombe verticalement, il coule et ne s'arrête qu'une fois au fond.

Et si on le lance de façon oblique, il rebondit sur l'eau ?

Oui. Il fait un ou plusieurs rebonds. Mais il doit avoir la bonne trajectoire. Dans une trajectoire, il y a un angle, une direction et une vitesse. Si l'angle, la direction et la vitesse sont bons, alors oui, il rebondit. Une fois. Deux fois. Trois fois. Quatre fois. C'est gagné. Il rebondit sur l'eau comme un petit oiseau agile qui chaparde des insectes au dessus de la rivière. Il est agité. Il est vivant. Il s'appuie sur l'eau qui le menace pour s'élancer et rebondir toujours plus loin, toujours plus vite.

Il rebondit à l'infini ?

Non. Après un nombre incertain de rebonds, fatalement, l'angle, la direction ou la vitesse ne sont plus les bons et l'objet coule. Il rejoint tous ceux qui ont été lancés, de façon oblique, ou verticale, tous ceux qui, avant lui, ont fini leurs rebonds. Mais ce qu'on retient c'est le nombre de rebonds. C'est que celui-ci, qui vient de couler, a fait de beaux rebonds. Que la prochaine fois, il faudra faire mieux. Le plus souvent, c'est un caillou qu'on lance. Un caillou, parce qu'il y en a plein au bord de l'eau. C'est même mieux si tu trouves un galet. Un galet parce que c'est plat. Un galet parce que c'est lisse. Un galet parce que ça épouse très bien le creux de la main, entre le pouce et l'index. C'est plus facile de lui donner l'impulsion, la bonne trajectoire. C'est plus facile de le faire frôler
l'eau. Le mieux, c'est même un galet un peu lourd. Pas trop, sinon ce sera plus dur de viser juste, d'avoir le bon mouvement du poignet, mais s'il est trop léger, il sera emporté, dévié, à la moindre bourrasque.

Et quand il y a des vagues, ça marche les ricochets ?

Non. C'est plus dur. Pour mettre toutes les chances de ton côté, il faut que la surface de l'eau soit la plus lisse possible. La plus calme et la plus plate possible. Tu verras alors les rides rondes laissées par la caresse du galet se propager et faire frémir le corps de l'eau. Tu verras alors le chemin de ton caillou se dessiner et tu pourras compter les impacts. Un ricochet c'est tout un art. C'est dur à réussir. C'est un exploit. Un exploit de gosse mais un exploit. Moi, je n'ai jamais réussi à animer un caillou. A peine en ai-je fait bouger quelques-uns, quelques fois. Mais j'ai été un très bon projectile. On a très bien réussi à me faire faire des ricochets. On me lançait, espérant me donner la bonne trajectoire et je rebondissais à merveille. Les échecs, je m'appuyais sur eux pour aller au delà, toujours plus loin devant. Le fond de l'eau ne me troublait pas. Il ne m'attirait pas. Je ne le voyais pas. Je ne voyais rien. J'étais lancée. On m'avait si bien lancée. La bonne vitesse, le bon corps pour épouser la surface de l'eau, la surface du monde. Rien ne me résistait.

« Mlle Delphine Gerceaux, soyez la bienvenue parmi nous. Voici votre bureau. Les données que vous enregistrez dans cet ordinateur ne doivent en aucun cas, et sous quelle que forme que ce soit, quitter l'enceinte du bâtiment sans accord express de la direction. Vous comprenez que vous avez un poste très important pour la stratégie de notre entreprise. C'est une véritable chance pour votre carrière, vous le savez n'est-ce pas ? 28 ans, et déjà responsable de la production de semences pour trois de nos plus importantes variétés. On peut dire que vous êtes promise à une belle carrière mademoiselle ! Je vous laisse vous familiariser et vous installer. Nous vous attendons dans une demi heure dans la salle du conseil pour la réunion mensuelle des orientations du département. »

C'est là que tu commences. Tu es jeune, très jeune et très brillante. Tu n'aurais pas rêvé mieux pour ton premier poste après ta thèse. Un parcours parfait de self-made woman. Originaire d'une petite ville du Morbihan où ton père est éleveur laitier et où ta mère, qui tient l'hôtel de la plage, reçoit chaque année les vagues de touristes qui rivalisent avec celles qui leur lèchent les orteils, une fois allongés sur le sable. Tu as réussi avec éclat tes classes préparatoires à Rennes et tes concours d'entrée aux Grandes écoles d'ingénieurs. Tu t'es payé le luxe de refuser l'école d'agronomie de Paris, pourtant si réputée, pour continuer tes études à Rennes... L'école n'était tout de même pas si mal classée. Tu es ensuite entrée en thèse sur la sélection des variétés cultivées, toujours à Rennes, dans un laboratoire de l'INRA. La thèse à peine soutenue, tu as été courtisée par les plus grandes entreprises internationales de production de semences.

De quoi rendre fiers tes parents et tes anciens professeurs. Tu passes en revue le lieu sobre où tu vas désormais passer le plus clair de ton temps. Une grande baie vitrée surplombe Paris. Le soleil du matin se reflète sur l'édifice de verre en face de toi. Cela t'éblouit et tu baisses le store. Tu sors les photos de ta famille et de ton fiancé. Tu sors les livres, les crayons, les trombones, le scotch et tous les petits ustensiles de bureau que l'on t'a remis. Tu souris. Enfin.

Œuvrer pour la planète. Nourrir les milliards de personnes qui peuplent ce monde. Dans un mois, une visite prévue au Brésil pour voir les résultats des variétés en plein champ. Un mois plus tard, ta première visite en Chine puis en Inde pour rencontrer les partenaires chargés de la multiplication des semences. Enfin, dans quatre mois, la visite en Europe, puis au Moyen-Orient à la rencontre des antennes locales et des conseillers agricoles, des paysans engagés dans cette formidable aventure.

De ton voyage au Brésil, tu retiens un décor tropical et des essais très réussis, des plantations en pleine santé, très résistantes aux traitements et très productives. Une vraie réussite. Tu as visité le village construit par la société pour les ouvriers des plantations, avec accès à l'eau potable et scolarisation des enfants. Une vraie réussite. Ton séjour s'est même terminé par la visite de la réserve naturelle gérée par la Fondation. Une merveille de couleurs, d'odeurs, d'animaux sauvages de toutes tailles et de toutes formes. La forêt tropicale dans toute sa splendeur. Le guide t'a même expliqué qu'une tribu autochtone vivait en plein cœur de la réserve, et que la fondation mettait tout en œuvre pour la sauvegarder. Une vraie réussite.

De ton voyage en Chine, tu ne retiens également qu'une grande et vaste réussite. De belles rencontres. Des paysages magnifiques. Des champs couvrant des milliers d'hectares à perte de vue dans des plaines fertiles. Des mers végétales régulières et monochromes qui recouvrent la terre et se
balancent souplement au gré du vent. Tu rencontres les paysans adhérents à l'entreprise de production. Tu t'émeus de la solidarité, du cœur mis à l'ouvrage et de la fierté de ces gens à participer à la production vivrière mondiale.

Oui. C'est cela qui importe. Nourrir le monde. Tu arpentes la grande muraille et tu te perds dans le fourmillement bruyant et coloré de Pékin avant de monter au sommet d'une tour, plus haut encore que les publicités lumineuses et colorées qui surveillent la ville nuit et jour. Là se tient la réunion pour contractualiser la production de semences avec la firme dont tu as visité les champs.

En Inde, ton arrivée est un peu plus mouvementée mais tu n'y prêtes pas encore attention. Tu vois le petit attroupement de paysans en colère. Tu poses des questions. Ton guide les détourne habilement : « Vous savez mademoiselle, c'est comme ça ici. Ces gens sont pauvres et n'ont pas eu de chance. Ici, il y a trop de monde. Eux, ils n'ont pas leur place. »

La réponse ne te satisfait pas. Tu le sens au fond. Premier rebond. Tu t'aveugles avec les multiples possibilités qu'offrent le climat et le sol indiens en termes de capacité de rendement et de rapidité de croissance des plantes. Ton guide te fait visiter les familles de paysans qui ont réussi grâce à la Compagnie. Une vraie réussite. Tu ne vois que des sourires sur les visages et des personnes épanouies. Des hommes ambitieux, des femmes belles et des enfants propres. Les années passent et tu es toujours plus performante et plus brillante. En cinq ans tu t'es retrouvée responsable du département entier de la production des semences. Les hommes de l'entreprise te respectent et te désirent, les jeunes qui commencent, t'admirent et te craignent. Tes parents sont fiers. Ton école t'invite souvent pour témoigner auprès des jeunes étudiants et leur présenter les multiples possibilités de réussite qui s'offrent à eux après leurs études d'agronomie. Ton fiancé n'a pas tenu la route. Second rebond. Il te demandait d'être là, de partir moins, de faire un enfant. Tu ne voulais pas sacrifier ton poste et ta carrière. Tu as préféré enchaîner les amants et les voyages. Tu as même avorté deux fois. Trop tôt pour un enfant. Troisième, quatrième rebond. La mer, ta région natale, son odeur d'iode et ses embruns te manquaient souvent, malgré ton teint hâlé et ton style irréprochable. Malgré les voyages et l'effervescence de ta vie parisienne, new-yorkaise, pékinoise. Ton père est
tombé malade et tu n'as eu que très peu de temps pour lui dire au revoir : deux jours, entre Paris et Mumbai. Tu es arrivée, il était déjà habillé et installé, endormi dans son dernier lit. Pâle et calme, à l'image de sa vie. Deux jours où tu avais senti les embruns te prendre à la gorge en arpentant les plages striées de goémon. Où tu avais cru entendre la moquerie dans les cris des mouettes. Où tu avais vu le reproche mal dissimulé dans les yeux de ta mère. Où tu t'es mise en colère contre ce reproche : ce n'était tout de même pas ta faute ? Un cancer fulgurant, tu ne pouvais pas savoir que ça irait si vite, bien sûr, sinon, tu aurais pris tes dispositions, des congés pour venir les voir, pour lui parler encore, avant qu'il ne parte. Pourtant, le voisin de la ferme d'à côté avait eu cela aussi, deux ans auparavant. Cinquième rebond. Le fond de l'eau te guettait toujours mais tu l'avais oublié. Et puis, brusquement, tu l'as aperçu. Le fond noir de l'eau. Ce jour où ta course s'est arrêtée. Tu as pris conscience de la profondeur abyssale sur laquelle tu jouais et tu as commencé ta chute.

C'était à l'aéroport de Rio. Tu revenais d'une visite de terrain sur des essais de nouvelles variétés, des merveilles de génétique et de productivité. Tu étais très satisfaite et tu avais hâte de faire le compte rendu au siège de ton entreprise. Tu préparais déjà ta présentation du lendemain. Une tape sur l'épaule. Une exclamation de surprise. Tu venais de retrouver un vieil ami de ton école, perdu de vue depuis des années.

Autour d'un café, il te raconte avec ferveur sa thèse sur les techniques de cultures ancestrales, capables de recréer une stabilité et un écosystème incroyables, de permettre l'autonomie alimentaire et financière à des milliers de personnes. Il te parle de son fils qui vient de naître, de sa femme qui
travaille sur les sociétés paysannes dans une petite région d'Inde.

Tu connais bien l'Inde, et particulièrement cette petite région agricole où ton entreprise fait ses essais. Cela fait longtemps que tu n'y as plus mis les pieds, tu as délégué cette partie du département. Tu lui poses des questions sur le travail de sa femme, sur l'endroit où elle travaille. Tu es curieuse de savoir, heureuse d'entendre parler de cet endroit où tu aimais te rendre quelques années auparavant.

Ton ami te décrit alors une région que tu ne connais pas. Où les suicides se multiplient, où l'on envoie ses enfants aux champs plutôt qu'à l'école, où l'emprise d'une entreprise européenne crée un exode rural massif. Il te parle d'un paysan que sa femme connaît bien. Un paysan qui est passé de la pauvreté au confort en quelques années et qui, suite à deux années de sécheresse, s'est retrouvé bloqué par ses emprunts, bloqué par la compagnie qui refusait de lui prêter des semences, bloqué par la loi qui l'empêchait de semer ses propres semences, considérées comme la propriété de la compagnie. Il te raconte la fin de cet homme. Comment, avec sa femme ils ont abandonné leur petite fille de un an. Il te raconte comment ils sont morts, empoisonnés par tout ce qui leur restait : un bidon de produit insecticide. Morts comme des pucerons, au fond de leur remise.

Il te dit le nom de cet homme. Et tu vois son visage. Tu vois le visage magnifique de sa femme. Tu les connais. Ils t'ont accueillie lors de ton premier séjour en Inde. Tu les as rencontrés. Tu étais invitée à leur mariage. Tu sais d'avance le nom du produit qui les a tués, ce sont tes collègues du département de la protection des cultures qui l'ont développé. Il était très efficace et allait de pair avec la variété de coton dont tu étais responsable.

Tu sens un grand froid t'envahir, tu es prise de nausée. Ton ami te demande ce qui ne va pas mais tu ne l'entends plus. Tes oreilles bourdonnent, ta vue se trouble. Tu te lèves brusquement, faisant tomber ton ordinateur dans la précipitation. Aux toilettes, tu vomis tes entrailles, tu vomis le café, tu vomis tes années passées à empoisonner ces gens, tu vomis tes mensonges et ton aveuglement. Tu vomis jusqu'à ce qu'épuisée tu tombes à terre, à côté de la cuvette, sur le carrelage froid.

Tu ne sais plus comment tu es rentrée en France, comment tu as été rapatriée à Rennes, dans l'hôpital psychiatrique. Tu ne sais plus comment tu as arrêté ton travail. Tu ne sais plus ce qui s'est passé durant ces mois où tu es restée alitée. La seule chose dont tu te souviens de ces jours sans fin, de ces heures sans fond, où tu fixais le plafond de ta chambre à l'hôpital, c'est que, sur ce plafond,
le visage de la femme indienne te renvoyait ton regard. Elle te souriait. Toi, tu coulais, tu sombrais dans l'inconscience et dans une fermeture au monde sans fin et elle, elle te souriait. La femme morte, qui avait achevé sa chute et dont personne ne retiendra le nom, te souriait. Elle qui avait abandonné sa fille et qui était allée mourir dans une cabane par ta faute, te souriait. Plus les jours se suivaient, et plus son visage devenait net. Un jour enfin, tu l'as vue en entier. Elle te tendait les bras,
drapée dans ses habits de mariage, ses bracelets dorés luisant autour de ses poignets bruns. Tu as tendu la main pour la suivre. Tu voulais rejoindre le fond avec eux, avec tous les autres.

Recommencer. Te laisser emporter par la mer. Tu lui demandais de t'emmener, de te guider parmi les cailloux et le sable, la noirceur du fond de l'eau. Son sourire s'est alors fait plus rayonnant. « Sauve-la » Tu t'es réveillée. Tu étais restée alitée à l'hôpital psychiatrique presque six mois. Sur ta table de chevet, des fleurs fraîches, une photo de la mer, en bas de l'hôtel familial, une de ton père et quelques mots. Un de ta mère. Un de ton ami. « Si tu as besoin d'aide, n'hésite pas. » Il y avait un numéro de téléphone et une adresse. « Sauve-la »

Tu as retrouvé l'enfant. Elle avait été placée dans un orphelinat. Laissée de côté car pas de famille vivante, pas de proches qui puissent la recueillir. Et puis... ça n'était qu'une fille. Les démarches d'adoption n'ont pas été trop difficiles, il te restait de l'argent – beaucoup d'argent - de ton ancienne vie, il te restait des arguments, il te restait la connaissance du système. Tu as vu dans ses yeux le regard brun qui t'avait veillée et guidée au fond de l'eau. Vous êtes rentrées en France, vous avez pris un train de Paris à Rennes, puis de Rennes à Vannes. Vous avez acheté une petite maison, pas loin de l'entrée du golfe. Les soirs de tempêtes, vous entendez mugir le vent à travers les volets marine. Les matins de printemps, le soleil réchauffe les pierres de la petite maison et la petite fille lui offre son visage couleur de caramel. L'été, quand elle se baigne avec toi, ses longs cheveux d'ébène éparpillés autour d'elle à la surface de l'eau font comme des algues noires. Tu te dis qu'on croirait une sirène, une Marie-Morgane. Et tu souris.

Et toi, tu pourras m'apprendre à faire les ricochets ?

Je t'ai dit que je ne savais pas faire les ricochets. Mais si tu veux, je vais apprendre à les faire. Pour toi. Pour te montrer. Pour que toi aussi, tu y arrives. Pour que tu fasses mieux que moi et que toi, tu ne coules pas. Pour que tu apprennes à nager parmi les flots, à faire corps avec eux et que tu n'ignores par le fond qui te guette. Pour que la femme aux yeux sombres et à la peux brune dont tu portes les bracelets soit fière de toi et t'ouvre grands les bras quand tu la rejoindras, dans longtemps. Très longtemps.

Diane Giorgis - 1er prix du concours de nouvelles 2016