En ce début de printemps de l'an 1789, après un hiver fort pluvieux, la Loire et le Brivet étaient au plus haut. L'eau avait élargi les canaux de Brière en les transformant parfois en lacs dont on distinguait à peine les rives sur l'horizon sans relief où se confondaient le ciel et l'onde, qui avait recouvert des hectares de roselières et de prés salés, réduisant les îles à un diamètre que les plus anciens avaient, de leur propre aveu, rarement vu dans leur existence. Marie, native de l'île de Guersac, était déterminée à se rendre ce jour-là à l'hôtel de ville de Montoir, où elle pensait avoir rendez-vous avec l'Histoire. Ses voisines et amies avaient pourtant cherché à l'en dissuader, toutes avec d'excellentes raisons :


— Tu vas te ridiculiser au milieu de ces gens, y n'sont point comme nous ! lui avait dit Madeleine.
— Tu n'y arriveras même pas, avait ajouté la Moyon d'en face, l'eau est si haute que ta perche ne touchera pas le fond ! C'est arrivé à la Jeannette l'autre jour, elle a dérivé trois heures et a fini par passer la nuit chez sa tante ! Et encore, elle a eu de la chance !

Qu'à cela ne tienne, Marie avait laissé sa petite dernière chez sa sœur, emprunté le mât et la trinquette de sa cousine pour les installer sur son chaland, et bien qu'elle fût moins douée avec cette petite voile carrée qu'avec sa longue perche de châtaignier, elle parvenait tant bien que mal à garder le cap vers le clocher de Montoir.

Elle portait ses habits du dimanche, ceux qu'elle n'arborait habituellement que pour se rendre à la messe avec ses enfants : une grande jupe noire qui différait de celles qu'elle portait les autres jours par quelques motifs de dentelle, un corsage blanc, des sabots propres et une coiffe traditionnelle.

Tantôt arc-boutée sur sa perche, tantôt tirant sur sa trinquette, elle luttait contre le vent qui, pour ne rien arranger, soufflait dru ce matin-là. Et même si personne n'était là, dans cette immensité, pour en prendre la mesure, elle était sacrément belle. D'une beauté insolente qui ressemblait à un défi, à un gant jeté à la face d'un destin qui ne l'avait guère épargnée. Beaucoup à sa place auraient déjà péri, ou seraient devenues laides, voûtées, vaincues par l'adversité, mais pas elle. Marie était là et bien là, luttant contre les bourrasques, et bien décidée à continuer à lutter contre toutes celles qu'on lui enverrait encore, quelles qu'elles soient.

Marie avait fait ce que les braves gens avaient pudiquement coutume d'appeler un « mauvais mariage ». Son père, peu avant de mourir, avait jugé bon de l'attribuer à un certain Louis Ollivaud, qu'il estimait être un heureux parti, parce qu'il était de la famille d'Ollivaud, le propriétaire d'un chantier naval. Oh, certes, le garçon avait déjà avant ses épousailles une réputation plutôt sulfureuse, mais qu'importe, Marie allait savoir le dresser, comme savaient bien le faire nombre de femmes briéronnes qui avaient la réputation non galvaudée de « régner sur le logis. » Et puis tout de même, c'était un Ollivaud, quoi, ça méritait bien « quelques sacrifices » !

Et Louis n'avait pas tardé, en effet, à donner la mesure des « sacrifices » dont il était question. Elle n'avait même pas eu le temps de se demander si elle pourrait l'aimer un jour : dès la première nuit, il l'avait cognée et violée, et la suite fut à l'avenant : ayant la descente facile, et le vin très mauvais, il s'avéra être une brute épaisse, ne daignant communiquer que par des borborygmes inintelligibles. Il était incapable de s'exprimer autrement que par la violence, inapte même à bander sans déchirer des vêtements et donner des coups de poings. Marie en était à dix-sept années de vie commune avec ce type, et jamais elle n'avait été capable de déceler en lui la moindre parcelle de bonté, de sensibilité, d'amour de qui ou de quoi que ce soit, pas la plus petite étincelle d'humanité au fond de ses yeux recuits par le vin. Et cela faisait bien longtemps que la terreur qu'il lui inspirait autrefois avait laissé place à un indescriptible dégoût.

Ce qui l'avait sauvée, sans doute, c'était le métier qu'il faisait. À Montoir, il n'y avait peu ou prou que deux activités possibles pour un homme : marin, ou charpentier de marine. Ces derniers travaillaient soit aux chantiers de Rozé, où ils fabriquaient des blins ou des chaloupes destinés au cabotage, soit aux chantiers de Méan, où ils assemblaient des bricks ou des goélettes destinés aux voyages au long cours. Les marins, eux, formaient les équipages de ces rafiots, et Louis Ollivaud était justement de ceux-là.

Les premières années de leur mariage, il ne s'absentait que par périodes de quelques jours, le temps de transporter de la tourbe jusqu'à Nantes, de là du vin jusqu'à Guérande ou à la baie de Bourgneuf, et de là du sel jusqu'aux ports de pêche de la côte bretonne. Ç'avait été la pire période, durant laquelle ils avaient eu trois enfants, tous trois nés d'un viol. Les deux premiers étaient des garçons, dont seul le second avait survécu, et la troisième une fille. Ils avaient grandi, tant bien que mal, dans la hantise de leur père.

Un jour, après un énième viol, Marie avait pris son chaland et s'était rendue sur l'île de Mazin pour consulter la faiseuse d'ange. Ç'avait été douloureux, mais, lui avait-elle dit, c'était le prix à payer pour ne plus en avoir du tout. Elle y avait aussi attrapé une terrible fièvre qui avait bien failli l'emporter, mais finalement elle s'était rétablie. Par la suite, Louis avait continué à la violer, mais effectivement, elle n'avait plus eu d'enfants, et l'autre ne s'était rendu compte de rien.

Et puis un jour, il avait trouvé un emploi de matelot dans l'équipage d'une goélette qui pratiquait le voyage en droiture entre Nantes et les Amériques. Il partait pour des expéditions de six à huit mois, livrant aux colons du vin, de la farine et des salaisons, et rapportant de ces terres lointaines du sucre, du café ou de l'indigo. C'était une promotion, paraissait-il, que de passer du cabotage à la droiture, on y gagnait beaucoup plus d'argent. Ce pécule, Marie n'en voyait jamais la couleur, et elle préférait ne même pas savoir ce qu'il en faisait.

C'était une battante, d'ailleurs, et elle n'avait pas besoin de cela pour sa subsistance, d'autant qu'à partir de ce moment, Marie avait retrouvé un semblant de vie. Elle avait recommencé à éprouver la joie toute simple d'aller au milieu du marais pour extraire la tourbe, de couper le roseau pour réparer elle-même son toit de chaume, de bêcher dans la gagnerie pour nourrir ses enfants, de harceler les fonds vaseux de coups de fouine pour capturer des anguilles, ou de prendre son chaland dans le soleil couchant pour aller relever ses bosselles.

Elle avait repris goût à la prière, aussi. Tous les jours, elle priait pour qu'il meure. Objectivement, elle pouvait y compter, car périlleux était le voyage en droiture. On ne comptait plus les marins montoirins morts dans des accidents, des naufrages ou des épidémies. En 1780, le danger avait même revêtu un nouveau visage, plus menaçant encore : celui de la guerre contre l'Anglais. Le Roi de France, en effet, avait décidé d'aider les tout jeunes États-Unis d'Amérique à conquérir leur indépendance sur l'ennemi héréditaire d'outre-Manche. Comme tous les marins de la marine marchande, Louis avait alors dû se rendre à pied jusqu'à l'arsenal de Brest où il avait été enrôlé d'office sur une frégate de Sa Majesté. Face à la redoutable Royal Navy, les décès avaient augmenté de façon substantielle : fauchés par la mitraille, coulés avec leur bateau, ou morts sur un ponton prison, les matelots montoirins étaient tombés comme des mouches. Combien de fois Marie avait-elle dû aller consoler la veuve éplorée d'un mari aimant et sincèrement regretté ? Elle en avait perdu le compte exact. N'étaient-ce vraiment toujours que les meilleurs qui s'en allaient les premiers ? Il fallait le croire, car inlassablement, Louis Ollivaud s'obstinait à revenir vivant, et chaque fois plus enragé que la précédente.

Dix-sept ans de mauvais traitements avaient habitué Marie à considérer les coups avec une sorte de détachement résigné, et quand le salaud était là, elle le faisait boire le plus possible, car quand il était complètement saoul, il la frappait, mais laissait les enfants tranquilles, ce qui était à ses yeux l'essentiel. Louis le jeune et la petite Jeanne étaient probablement les seules raisons pour lesquelles elle n'avait jamais songé à se suicider, car l'idée de les laisser à la merci de ce monstre lui était insupportable. Plusieurs fois, excédée par ses ronflements d'ivrogne, elle avait été tentée de se lever en pleine nuit, d'aller à la remise, de revenir avec la bêche à tourbe et de lui fracasser le crâne, ou de le transpercer comme une outre à vin avec la fouine à anguilles. Elle aurait été capable de le faire, elle en était sûre. Mais quelques années auparavant, une femme de la région, qui avait assassiné son mari pour des raisons analogues, avait été condamnée à mort pour parricide, et en tant que telle, pendue et son cadavre brûlé. Cela la faisait réfléchir bien davantage que les menaces bibliques.

Lorsque son mari était passé du cabotage à la droiture, jamais Marie n'avait eu l'illusion que le fait d'être séparé plus longtemps des « siens » pourrait améliorer son comportement en aucune manière. Elle n'avait en revanche pas été jusqu'à imaginer que cela pourrait encore l'empirer. Sans doute avait-il du mal, durant ses six mois de cohabitation avec ses semblables, à trouver quelqu'un d'assez faible sur qui déverser son trop-plein de violence. Marie ne pouvait plus, en dépit de tous les efforts possibles, dissimuler l'écœurement qu'il lui inspirait, et cela, même anesthésié par les vapeurs d'alcool, son instinct de bête devait bien s'en rendre compte : il en redoublait de fureur.

La petite Jeanne avait bien grandi, elle avait maintenant onze ans. Avant son dernier départ, trois mois auparavant, Marie avait surpris Louis à la regarder d'une drôle de manière, qui lui avait fait froid dans le dos. Dieu merci, il n'avait jamais « touché » ses enfants, à part pour les frapper. Autrement dit, la pédérastie(1) ne semblait pas figurer parmi ses innombrables tares. Malheureusement, dès lors que sa fille serait pubère, Marie n'était pas si sûre qu'il en irait de même pour l'inceste. Elle était même persuadée du contraire depuis qu'elle avait croisé ce regard porcin. L'idée lui en était tout simplement odieuse. Elle le savait, ce serait la goutte d'eau qui ferait déborder le vase.
C'est là qu'elle avait appris la nouvelle, à peu près au moment du départ de Louis. Ça ne pouvait pas être complètement un hasard. Alors elle avait fait ce qu'il fallait faire, et maintenant elle venait de débarquer, d'attacher son modeste chaland à un tronc de peuplier, et elle arrivait à l'hôtel de ville de Montoir, qui était en pleine effervescence, comme dans toutes les paroisses de France où sa Majesté le Roi Louis XVI avait requis les doléances de ses sujets pour la réunion des États Généraux qui allait s'ouvrir en mai à Versailles. Même endimanchée, elle avait l'air d'une pouilleuse à côté de tous ces notables, exactement comme ses amies l'en avaient prévenue. Ses bonnes amies, celles qui n'avaient jamais levé le petit doigt pour prendre sa défense ! Elle fonça tête baissée dans la grande salle de réception, affronta le tumulte et les regards écrasants, se fraya un chemin, se plaça dans la colonne, attendit son tour.

Elle se remémora ce que lui avait dit Madame M., la femme de Mr M., capitaine au long cours, qui avait accepté de lui apprendre discrètement à lire et à écrire, la nuit, après sa journée de travail, à la condition expresse que personne n'en sache rien : « bien sûr que tu peux y aller, ma petite. Tout le monde peut y aller, c'est le Roi qui l'a dit. Mais le bourgmestre l'a fait savoir : si des femmes veulent écrire des doléances, il faut qu'elles sachent écrire, car ni lui ni son secrétaire ne le feront à leur place. Quelques femmes seront sûrement là : elles rédigeront sans doute des doléances pour le compte de leurs maris absents ou illettrés, mais aucune ne le fera pour elle-même, et aucune n'acceptera d'écrire ta doléance à toi. Elle est beaucoup trop... sulfureuse. »

Et le tour de Marie arriva. Le scribe la détailla des pieds à la tête avec un air de souverain mépris :


— Qu'est-ce que tu veux, toi ?
— Écrire une doléance. C'est bien pour ça que vous êtes là, non ?
— Du tout. Je suis là pour permettre aux citoyens d'écrire leurs doléances, pas pour les écrire à leur place.
— Je ne vous le demande pas. Je l'écrirai moi-même.

L'officiel était médusé. Marie eut un sourire en coin, lui prit la plume des mains et écrivit, lentement, maladroitement, mais lisiblement :
« Sire, nous voudrion, qu'il soi permit a une famme de quitté légalement un mari qui la bat ou qui se conporte très mal avec ses enfan. »
Et elle signa : Marie Simon, épouse Ollivaud.

La vie l'avait durcie, elle qui n'était déjà pas sotte à l'origine, de loin s'en fallait. Mais elle avait de commun avec la plupart des petites gens de ces temps-là l'émouvante naïveté consistant à admirer sans l'admettre le souverain en place, à lui reconnaître une sorte de légitimité et de pouvoir divin, et par conséquent à placer en lui confiance et espoir. Aussi, c'est avec beaucoup de sincérité et d'optimisme que Marie délivra et signa sa doléance ce jour-là. Elle croyait vraiment qu'on la lirait, et qu'on tiendrait compte de sa demande à elle, obscure petite paysanne de l'Ile de Guersac.

La doléance ne fut pas lue par le Roi ou par ses sous-fifres, pas plus que toutes les autres, y compris celles de gens infiniment « plus importants » que Marie, et c'est en grande partie ce qui devait causer quelque temps plus tard la perte de Louis XVI. En revanche, cette fois, il semble que Dieu entendit sa supplique, car peu après, la goélette de l'autre Louis, son mari, de retour des Amériques, fut prise dans une tempête alors qu'elle doublait le Cap Caval. Et c'est au cours de cette tempête que Louis Ollivaud tomba à la mer et disparut corps et biens.

Patrice Quélard - 3ème prix du concours de nouvelles 2016

1 - Ici, le mot "pédérastie" désigne ce nous appelons aujourd'hui la pédophilie, mais qui au XVIIIème siècle était désignée ainsi. L'auteur emploie ce mot par souci d'exactitude et pour éviter un anachronisme (ndlr)