Suspendu à une guirlande lumineuse qui clignote, un ours en peluche fait de la balançoire. Un autre conduit un traîneau sur lequel s’amoncellent, dans un équilibre précaire, des cadeaux aux emballages de papier doré. Un chœur de pingouins en smokings et nœuds papillons s’égosille sur le devant de la scène. Il neige des papillotes légères comme des plumes.

Par la fenêtre, elle observe la rue qui s’anime en cette toute fin d’après-midi, le grand magasin en face illuminé et les enfants, le nez collé à la vitrine, qui s’absorbent avec ravissement dans les saynètes animées.

Chaque année à cette époque, la ville brille de mille feux. Préparatifs enthousiastes, course aux cadeaux, élaboration des menus et invitations familiales. L’ambiance est à la fête. Dans trois jours, on ouvrira les cadeaux ; surprise feinte, joie sincère ou déception dissimulée, chacun aura le sien. Trois jours, « trois dodos » leur diront leurs parents, c’est long pour les enfants. C’est long pour moi aussi.

Elle, elle n’a pas le cœur à la fête. La magie de Noël, tu parles ! Elle s’en fiche complètement et donnerait tout pour être au printemps déjà. Elle voudrait que tout soit terminé, elle voudrait passer à autre chose. J’essaie de la comprendre même si c’est difficile, je ne suis pas la mieux placée pour ça. Elle s’est retirée en cette fin d’année ; non, elle ne veut pas réveillonner, elle n’en a pas envie, qui voudrait l’inviter d’ailleurs ? Ses parents sans doute. Mais elle ne veut pas les voir, encore moins leur parler. Elle préfère rester seule dans cet appartement où résignée, elle attend que le temps passe, monotone, en regardant la vie par la fenêtre.

Il n’y a pas si longtemps, elle était de l’autre côté. Mais ça, c’était avant.

C’était l’été. Insouciante et légère, elle était dans la vie, adolescente extravertie entourée d’amies. Ensemble, elles parlaient fort, elles riaient fort, elles pleuraient fort, toujours dans l’exagération, la caricature ou l’excès, passant du drame à la comédie en un clin d’œil. Les adultes, parents ou professeurs, étaient à l’origine de conflits récurrents tandis que les copines étaient liées par une complicité joyeuse et une solidarité indéfectible. L’année scolaire touchait à sa fin, les beaux jours invitaient à se prélasser sur la pelouse devant le lycée, à suçoter des brins d’herbe en bavardant des vacances à venir.

Elle ne partirait pas. Comme la plupart d’entre elles d’ailleurs. Elles se retrouveraient en ville pour aller au cinéma ou boire un café ; quand il ferait beau et chaud, elles iraient nager au lac où elles resteraient jusqu’à la tombée de la nuit. Elles emporteraient de quoi grignoter, de quoi boire aussi, une petite enceinte pour la musique et des magazines dans lesquels elles se plongeraient avec délice. Et elles commenteraient articles, tests et photos en gloussant et en se culbutant dans l’herbe. Le soleil à son zénith mordrait leur peau nue puis au couchant, les caresserait et donnerait à leurs cheveux des reflets mordorés. Ce serait alors le moment des confidences et des secrets partagés. La nuit tomberait, les masques aussi. Ça aurait pu être mais cela n’avait pas été.

Elle l’avait pressenti, le cœur n’y était pas. Son cœur à elle n’y était pas. Elle ressentait comme une gêne, un malaise, elle était un poids au milieu de cette légèreté désinvolte. Arborer un bronzage parfait, « Dis, tu me mets de la crème dans le dos s’te plaît ? », glousser devant les photos de jeunes éphèbes aux abdos marqués, « Oh trop beau, lui ! », se gaver de biscuits au chocolat tout en commentant les régimes de starlettes… à quoi bon, quel intérêt ? Elle n’avait plus envie de parler pour ne rien dire. Elle niait l’évidence et se butait, sourcils froncés, aux remarques moqueuses des autres filles. Alors un jour, elle n’était plus allée au lac. Elle s’était isolée, marre des autres, envie d’être seule. Moi, je ne comptais pas. Elle m’ignorait, indifférente à tous les messages que je lui envoyais.

Avant la fin de l’été, elle avait compris. Moi aussi. Elle voulait qu’on se sépare ; plus encore, elle espérait que de moi-même je la quitte. Je l’entendais soliloquer dans sa chambre, incrédule, faisant les cent pas et donnant des coups de pied à ses peluches impuissantes. Sa sœur aînée la rejoignait parfois quand elle rentrait du supermarché où elle travaillait pendant l’été. Elles s’enfermaient et parlaient des heures, allongées sur le lit. A sa sœur, elle pouvait tout dire, le meilleur comme le pire, sans crainte d’être trahie. Et puis sa sœur lui racontait des anecdotes de sa journée à la caisse, les clients étourdis ou maladroits, les commentaires drôles ou amers sur les prix de l’alimentation, et elles riaient. Quand même. En présence des parents, leur connivence faisait bloc, ce qui avait le don de les exaspérer.

Mutique, évasive ou rude, elle était tendue. A son entrée dans une pièce, le silence se faisait et elle ne pouvait ignorer les regards à la dérobée qui la dévisageaient avec un singulier mélange de pitié et de ressentiment. Evidemment, j’aurais voulu la soutenir mais je n’avais pas mon mot à dire. Alors nous faisions corps, retranchées en notre for intérieur, l’hostilité ambiante comme une terrible chape de plomb.

La pression se faisait de plus en plus forte à mesure que les semaines avançaient. A partir de septembre, il est clair qu’elle ne retournera pas au lycée. Elle est en colère. Elle hurle qu’elle veut passer son bac, se tirer d’ici et ne plus jamais les voir. Le ton monte, les portes claquent.

Après m’avoir ignorée, elle est agressive. Je sens sa mâchoire se crisper, son corps se contracter, ses poings se serrer. Elle a envie de cogner. Mais je résiste, il en faut plus pour me décourager. Ni les pleurs, ni les cris ni les menaces ne me feront céder.

Ses parents l’ont inscrite aux cours du CNED. Elle suit la rentrée de son lycée via les réseaux sociaux et une amie dans la confidence lui apporte ses notes de cours. Elle aura son bac, elle n’en doute pas. Assidue et volontaire, elle travaille sans relâche, lit, prend des notes et ponctuelle, rend tous les devoirs.  Malgré la douceur persistante, les jours raccourcissent, les arbres flamboient, elle fait craquer sous ses pieds leurs feuilles rougissantes quand elle va marcher dans le jardin. Très vite, le soleil sombre et les températures fraîchissent.

Le premier jour de décembre, le froid s’abat sur la ville. La pluie glacée s’écrase sur les trottoirs et les rend noirs et glissants.

Elle s’installe dans l’appartement d’une amie de sa mère partie quelques mois à l’étranger.
Dans cet appartement où elle s’ennuie, elle s’apaise. Le temps passe, les jours se fondent les uns aux autres dans une monotonie tranquille. Elle n’a plus envie de travailler. Enroulée dans un plaid sur le canapé, elle lit en buvant un chocolat chaud. Elle se lève souvent, regarde par la fenêtre l’agitation du dehors. Une petite musique lui trotte dans la tête, cette chanson de son enfance qu’elle écoutait avec sa sœur sur un mange-disque.

Tes yeux se voilent / Écoute les étoiles / Tout est calme, reposé / Entends-tu les clochettes tintinnabuler ?

Je l’entends fredonner, sa voix est claire. Elle hésite sur les paroles, fait la-la-la quand elle ne se souvient pas. Tintinnabuler ; je n’avais jamais entendu ce mot auparavant mais il restera un de mes préférés, comme un grelot cristallin annonçant un événement heureux.

Dans trois jours, nous serons délivrées l’une de l’autre et nos chemins se sépareront pour toujours. Je ne lui en veux pas, je suis impatiente et triste à la fois. Dans trois jours, en pleine nuit je verrai le jour. Au son des chants de Noël nappant de leur écho la nuit glaciale. A la lumière chatoyante des sapins qui scintillent sous le ciel noir. Tintement des coupes de champagne qui s’entrechoquent et rires impatients des enfants. Dans trois jours. Je viendrai au monde, clandestine. Trois jours. Moi la fille, elle la mère. Fille mère.

Christine Leroy