En cette nuit de Noël 1997, sur les quais de Camaret c'est une sourde angoisse qui monte.

Depuis vingt-quatre heures, alors qu'on se prépare à la veillée de la Fête de la Nativité, en pleine tempête, la balise Sarsat du Toul an Trez, un hauturier de dix-huit mètres qui pêche la langoustine avec cinq hommes à bord, s'est déclenchée. Le bateau est en perdition au large des côtes galloises.

Quelques heures plus tard les garde-côtes de Milford-Haven repèrent des débris du chalutier.

Signe du destin, coïncidence, hasard ? La même nuit, à quelques kilomètres du port d'attache du Toul an Trez, à Douarnenez balayée par la tempête, s'éteint paisiblement Anita Conti , née Caracotchian.

 

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Ainsi disparaît à l'âge de 98 ans celle qui fut relieuse, photographe, journaliste, écrivaine, celle qu'on appelait aussi : « La Dame de la Mer » et qui fut la première femme océanographe française. Ses cendres seront dispersées en mer d'Iroise, dernière traversée pour cette infatigable chercheuse des ressources halieutiques et de leur exploitation à travers les océans.

Avant de marcher, elle « barbote »

Anita Caracotchian naît à Ermont en Seine et Oise, aujourd'hui Val d'Oise, le 17 mai 1899 au sein d'une famille bourgeoise et fortunée. Son père est médecin accoucheur et dirige, à Paris, une clinique réputée, fréquentée par une clientèle aisée.
Alice et Léon, les parents d'Anita, voyagent beaucoup avec leur fille à travers toute l'Europe. Mais aussi en Vendée et en Bretagne. En effet Léon, en bon disciple de Georges Hébert chantre de la « Méthode Naturelle », est un adepte de l'exercice physique et du plein air. Et en particulier des bains de mer. Anita est âgée d'à peine plus d'un an lorsque ses parents la « jette » dans la baie de Lorient à 30 mètres du rivage.

Légende ou réalité embellie, toujours est-il que ce premier contact marin ne semble pas traumatiser l'enfant. Elle dira plus tard au sujet de cette anecdote : « Que vouliez-vous que je fisse ? J'ai barboté ! »

C'est ainsi qu'elle apprend à nager avant de savoir marcher.

Elle ne suit pas d'études traditionnelles mais elle est confiée à des précepteurs attentifs qui ouvrent son esprit à une culture humaniste.

Anita est fascinée par la mer. Elle embarque régulièrement avec des pêcheurs. « Qu'y-a-t-il dans le sol au fond ? Et qui et quoi entre le sol et la surface ? » s'interroge-t-elle déjà.

Adolescente elle se passionne de plus en plus pour la biologie. La biologie marine en particulier. Grâce à Alice, sa mère, qui fréquente l'Institut Rockroum, premier établissement français de thalassothérapie, la jeune fille rencontre de nombreux chercheurs : océanographes, zoologistes....avec lesquels elle peut tout à loisir assouvir sa curiosité.

Elle écoute « parler les livres »

anitarelieurDurant la première guerre mondiale la famille se réfugie à Saint-Trojan sur l'île d'Oléron. La jeune fille se consacre alors à la lecture, à la voile, à l'observation de la nature qui l'entoure. C'est à cette époque qu'elle prend ses premières photos. Elle a 18 ans.

La guerre terminée Anita décide de se consacrer à une de ses passions : la reliure d'art. Son indiscutable talent et ses relations lui permettent d'être rapidement reconnue. Les grandes plumes de l'époque lui confient la mise en valeur de leurs œuvres.

Amateurs et collectionneurs se pressent dans son atelier parisien : Jean de Rovéra, Francis Carco, Henri Davoust, Jean Giroudoux, Albert Khan... Ainsi elle effectue, entre autres, les reliures de : La Croisière Noire et Fumeurs d'Opium de Jules Boissière, L'Anthologie Nègre de Blaise Cendrars, Les Jeux du Demi-jour et Chant de l'Equipage de Pierre Mac-Orlan. Ce dernier la surnommera « celle-qui-écoute-parler-les-livres » Son travail est reconnu et elle obtient plusieurs prix à Londres, à New York, à Bruxelles..

En 1927 elle épouse un diplomate : Marcel Conti. Mais elle n'a jamais renoncé, loin s'en faut, à fréquenter les grands espaces marins. Petit à petit elle devient une spécialiste de la chose maritime.

Elle prend sa place parmi les hommes

Anita Conti veut dresser, pour les professionnels, des cartes de zone de pêche. Elle embarque de plus en plus fréquemment. Et dans cet univers très masculin elle sait prendre sa place. « Il ne faut pas embêter les marins. Alors je m'applique à ne jamais avoir faim, ne jamais avoir froid, ne jamais avoir soif... je me débrouille, quoi ! »

1934 : elle rédige en tant que journaliste pour le compte de l'OSTPM* différents articles dans le but de faire connaître l'océanographie. Pour ce faire elle participe à des campagnes à la mer à bord du premier navire océanique français ce qui lui permet de s'initier au travail scientifique. Egalement embarquée à bord de chalutiers elle photographie la pêche, raconte la mer et les hommes.

La seconde guerre mondiale déclarée, le ministère de la Marine réquisitionne des chalutiers pour participer au déminage du chenal de Dunkerque.

Anita est affectée à bord avec la mission de mettre sa connaissance des courants marins au service des équipages. Elle publie de nombreux articles et photos sur les conditions d'extrême danger du déminage.

livreDeux ans plus tard c'est l'Amirauté qui la charge de reconnaître au large de la Mauritanie et du Sénégal des zones de pêche qui permettront de ravitailler civils et militaires.

L'année suivante, à Dakar, l'office confie à l'océanographe l'étude des faunes aquatiques africaines. Elle travaille aux côtés de l'Institut Français d'Afrique Noire dirigé par Théodore Monot.

En 1945 Anita ne fait plus partie de l'OSTPM qui vient d'être restructuré. En 1947 le gouverneur de Dakar met fin à sa mission. La jeune femme ne peut se décider à quitter l'Afrique. Elle crée avec sa cousine une pêcherie : « Les Pêcheries d'Outre-Mer ». Mais elle est obligée, malgré le soutien de Jacques Yves Cousteau, de jeter l'éponge et elle quitte l'Afrique en 1952.

Elle dénonce la pêche excessive

Le 28 juillet de la même année à Fécamp, Anita Conti s'embarque sur un chalutier de la grande pêche : le Bois Rosé.
Elle a 53 ans et elle part pour cinq mois de campagne sur ce morutier qui fait route vers la mer du Labrador entre Canada et Groenland.

Seule femme à bord, elle est aussi la première femme à effectuer une campagne aussi longue au milieu de soixante terre-neuvas habitués à se retrouver entre hommes et seulement entre hommes durant une vingtaine de semaines.

Officiellement Anita est en « mission d'étude sur la pêche » à bord du Bois Rosé. Mais en fin de compte le vrai but de son périple halieutique est la rédaction de son récit de voyage qui vient de lui être commandé par une maison d'édition.

Malgré son sexe elle est acceptée par l'ensemble de l'équipage parce que, dit-elle : « Je suis considérée comme un marin qui a choisi un bateau pour mettre ses pieds sur son pont, sur son bois. Un marin qui pourra tout interpréter, qui ne se trompera pas dans l'interprétation. Tandis qu'un reporter... mais ça dit des énormités ! Il ne comprend rien à ce qu'il voit puisqu'il ne connaît pas le métier (...) J'ai été embarquée comme un témoin qui va apporter des connaissances nouvelles, vivra avec l'équipage comme avec des frères, et fera donc du travail qu'on attend de lui. »

Mais déjà, bien avant la notion de pêche durable et responsable, elle s'inquiète des mille tonnes de morue salée « raclées » au fond des océans.

De retour en France elle publie, en 1953, Racleurs d'Océans, récit de sa campagne à bord du Bois Rosé, et Géants des Mers Chaudes, dans lequel elle relate ses expériences africaines.

Elle devient pionnière de l'aquaculture

livre2Durant les années qui suivent elle ne cesse de combattre le gaspillage des ressources dont elle est témoin et essaie de faire découvrir des espèces peu connues comme le poisson-sabre**. Elle milite aussi pour la réutilisation des « faux-poissons » ces indésirables souvent rejetés morts à la mer.

Pionnière de l'aquaculture, dans les années soixante, elle implante, entre autres, des fermes aquacoles en Mer du Nord.
De conférences en colloques, d'articles en publications, passant d'un navire l'autre, d'un pays ici à un pays là-bas Anita Conti se bat pour mieux faire connaître l'océan, et ses ressources.

Dans cette nuit de tempête du 24 au 25 décembre 1997 « La Dame de la Mer » rejoint-elle pour cette ultime campagne ceux du Toul an Trez ?
Pourquoi pas ?

Bien souvent seule femme au milieu des hommes elle se définissait elle-même ainsi « Femme réussie plutôt que garçon manqué. »

 

Philippe KLEIN

 

* - Office Scientifique et Technique des Pêches Maritimes, ancêtre de l'IFREMER

** - Aujourd'hui victime aussi de la surpêche : selon Greenpeace 80% du stock de l'espèce ont été détruit en 30 ans !

 

Sources : Femmes d'Exceptions en Bretagne - Chloé Chamouton - Le Papillon Rouge Editeur ; Anita Conti : portrait d'archives - Clotilde Leton – Locus Solus ; Cap sur Anita Conti – www.anita-conti.org ; Anita Conti - http://fr. wikipedia.org.

Une vidéo à voir : Anita Conti, une vie embarquée  de Marc Gourden