Ouessant, une île de brume et d'épouvante, sauvage et terrifiante.

Maltraitée par les éléments, pelée par les vents, secouée par les embruns et griffée par les tempêtes. Habitée par les esprits, ceux des morts en mer sans sépulture, condamnés à errer à jamais parmi les rubans de brouillard qui s'accrochaient aux pitons rocheux. Leurs cris de naufragés se mêlaient parfois au vacarme des vagues. La lande solitaire, aux rares touffes de bruyère, résonnait la nuit de ce chant funèbre et désespéré. Tout pleurait dans ce paysage, tout gémissait, tout craquait. Les coques de navire se brisaient en allumettes, les rochers s'effritaient en poussière, la mer se déchirait en langues d'écume, rejetant sans distinction les corps et les débris sur la grève. Cette terre lointaine, perdue si loin du continent, courbait l'échine et résistait depuis toujours aux violentes attaques des flots.

La mer nourrissait, mais elle tuait aussi.

Les hommes, rudes et robustes, meurtris par les deuils, par tous ces morts que l'océan s'octroyait à chaque tempête, tentaient de survivre dans cet enfer et d'arracher aux grands fonds leur subsistance. La pêche était difficile, souvent dangereuse. Bars, crevettes et daurades royales se laissaient pourtant prélever en eaux profondes mais entraînaient parfois dans leur sillage les corps de leurs bourreaux. La mémoire des naufragés se perdait dans l'onde déchaînée et plus rien ne manifestait leur souvenir aux yeux des vivants. Sauf de tristes croix de proella, modestes tiges de cire enfermées dans une urne de bois dans l'église de Lampaul. Les femmes étaient veuves, orphelines, mères éplorées, ayant perdu dans ce conflit avec les éléments, un époux, un père, un fils. Elles avaient si bien appris à vivre avec la mort qu'elles en avaient pris la couleur. Noirs et sinistres, leurs vêtements d'épouvantail s'agitaient sur la lande, secoués par les bourrasques qu'aucun bosquet d'arbres ne pouvait retenir. Pour vivre sans hommes, elles se faisaient agricultrice, éleveuse, aubergiste, postière.

En ce temps-là, la mère avait deux chevaux, trois vaches, dix moutons et quelques poules. Le climat était rude, la terre peu généreuse, les bêtes faméliques et la vie sérieuse. Éveillée avant l'aube, elle faisait bouillir le café sur le poêle à bois. Les bruits se levaient avant les bêtes et la mère avant les bruits. Elle poussait la porte de l'étable, donnait à manger aux vaches et aux moutons, soignait les chevaux et les poules et partait dans l'obscurité. La lande s'éveillait, repoussait son manteau de brume et se laissait secouer par le vent, sifflant aux oreilles et fouettant le visage. Car la mère avait une autre profession, un travail d'homme. Mais il n'y avait plus assez d'hommes pour s'en occuper.

Elle était la gardienne du phare. Cette étincelle rassurante dans l'immensité du chaos, ce point lumineux bravant les tempêtes pour guider les navires en détresse. Elle l'allumait le soir et l'éteignait le matin.

Elle vivait seule en ce temps-là. Ses trois enfants élevés, et partis sur le continent, elle avait préféré rester avec ses bêtes, isolée dans sa maison perdue au milieu des bruyères. Son mari, le précédent gardien, était mort au combat. Car ceux que la mer avait épargnés, la guerre s'en était chargée. Elle en avait rendu quelques-uns, cabossés dans leur chair comme dans leur âme : le boulanger, gazé ; l'aubergiste, handicapé ; le cantonnier, borgne. Une femme seule, en ce temps-là, n'était pas une anomalie, mais une banalité. Il y avait si peu d'hommes sur l'île, et les rares vivants étaient en mer, luttant pied à pied avec les éléments. Malgré ses habits de deuil qui la rendaient si semblable aux autres silhouettes spectrales qui hantaient la lande sauvage, la mère était différente.

Elle était encore belle, avec un soupçon de liberté dans la tête. Trop belle pour cet endroit rude et sinistre, trop libre pour cette société étriquée. Les rares survivants de la gent masculine ne s'y trompaient pas. Ils la regardaient par en-dessous, attirés par ses charmes. Leurs épouses le sentaient bien, ce désir qui ne leur était pas destiné. Elles n'aimaient pas la mère.

Alors, celle-ci voyait peu de monde, errait à l'aube en solitaire sur la grève à la recherche de bois flotté, ce bois rejeté par les vagues qui seul permettait de réaliser des meubles et des outils. Elle posait une pierre dessus, comme chaque habitant de l'île, marquant ainsi sa propriété sur ce débris précieux. Il n'y avait que le dimanche, jour de messe et de marché, qu'elle se mêlait aux autres. Elle était le sujet de toutes les conversations. Les hommes parlaient d'elle avec envie, leurs épouses avec horreur. Mais la mère n'écoutait pas le bourdonnement d'insectes qui émanait de tous ces gens.
Elle n'était pas comme eux. Elle n'avait que faire de leur opinion. Elle n'avait pas besoin d'eux.

Mais eux avaient besoin d'elle. Sans elle, le phare restait noir comme les ténèbres. Et les récifs pouvaient à chaque instant éventrer les coques et précipiter les hommes dans l'immensité de l'océan. La vie des pêcheurs était suspendue à cette petite lumière dans la nuit.

La solitude de la mère était profonde mais riche. Elle aimait contempler la mer furieuse du haut du phare, elle aimait polir la surface éclatante des lentilles géantes qui projetaient la lumière dans le cœur de la nuit, elle adorait parler à ses chevaux, ses vaches, ses moutons et ses poules. Mais un soir, à l'heure où meurt la lumière, entre chien et loup, dans cet instant où l'esprit peut s'aventurer aux confins du raisonnable, un homme jeune, vigoureux, solitaire, avait soudain frappé à sa porte.

Maigre, d'une énergie contenue, le regard doux mais pénétrant, il s'était arrêté là par hasard. C'était un jeune peintre arrivé sur l'île à la recherche de sujets à coucher sur la toile. Il avait quitté le continent, la ville, pour s'aventurer dans ces terres lointaines et sauvages, à la recherche d'une humanité épargnée par le temps. Il voulait peindre l'épouvante dans les yeux des femmes, la terreur dans le visage des hommes, l'âpreté d'une vie menacée par la mort, le déchaînement des tempêtes et le mugissement des vents. Il voulait tout capter, emplir ses yeux et ses oreilles de cette démesure et se faire un nom avec ces images d'une originalité puissante, nouvelle, habitée. Il claudiquait d'une jambe, une légère infirmité qui l'avait préservé des combats. L'État major n'avait pas voulu de lui. Il en avait été infiniment blessé. Comme si on l'avait chassé du monde de ses semblables, comme si sa vie avait moins de prix que celle des autres.

Ce soir-là, il avait erré sur l'île, à pied, s'imprégnant de l'atmosphère. Mais personne n'avait accepté de loger cet étranger. Les hommes avaient vu en lui un planqué, les femmes seules avaient peur, les autres n'avaient pas pu s'exprimer, leurs époux l'ayant fait à leur place. Alors, il avait continué à s'enfoncer dans la lande, au cœur de la nuit menacée par les hurlements du vent et le souffle des esprits. Une lumière par la fenêtre avait suffi à le conduire jusqu'à la porte de la mère, dans cette maison isolée si proche de la lueur rassurante du phare. Le froid, la faim peut-être, la fatigue sûrement, avaient décidé que là s'arrêterait sa course.

Dans la nuit, le coup frappé à la porte avait d'abord surpris la femme. Elle avait sursauté, avait hésité puis elle avait enfin ouvert, après un silence un peu insistant :
- Oui ?
- N'ayez pas peur ! Je cherche un gîte pour la nuit. Je vous paierai.
- J'ai bien une grange, mais s'il pleut, vous serez mouillé.
- Je ne suis pas bien difficile. Mais je suis trop épuisé pour continuer plus loin...

Et il avait passé la nuit, était resté le matin et d'autres matins. Ils avaient parlé, avaient créé un nœud entre leurs deux fils de vie. Elle lui racontait son île, il dessinait son visage, sa silhouette longue, dans de grands fusains noirs comme les ténèbres, habités d'une angoisse lancinante. Les jours passaient et cet homme diminué reprenait confiance, et le mur de solitude dont ils s'étaient tous deux protégés, s'était soudain percé de fenêtres. Et sans vraiment le savoir, ils avaient commencé à s'aimer, la veuve plus très jeune, encore un peu belle et le peintre, vigoureux, mais hanté par ses visions, torturé par son art.

Les hommes du village, ces insectes qui tournaient parfois autour de chez la mère comme des mouches sur un caramel, avaient vite pris ombrage de la présence de l'étranger. Le boulanger, gazé, l'aubergiste, handicapé, le cantonnier, borgne et les quelques pêcheurs encore en vie, se liguaient entre eux pour dénoncer ce lâche qui avait échappé aux combats, alors qu'eux-mêmes, bons patriotes, n'avaient pas hésité à donner leur sang pour leur pays. Quant aux femmes, elles étouffaient de jalousie. Qui était-elle, cette femme, pour attirer dans son lit le seul homme jeune et bien portant de toute l'île ? Un qui ne risquait pas de périr dans les profondeurs de l'océan comme leurs maris. Tous ces esprits malveillants tissaient leur toile de médisances et de ragots. Chacun y allait de sa méchanceté, enrobée dans un voile de mensonges et de mauvaise foi.


- Non mais des fois, il fait quoi le gribouilleur chez la mère ?
- Tu crois qu'ils couchent ?
- Non mais t'as vu son âge ? On dirait son fils...
- Une femme bien, comme ça. C'est pas possible...Il doit la tenir.

Et de fil en aiguille, de méchanceté en mesquinerie, ils en étaient venus à l'idée qu'il la séquestrait, qu'elle était prisonnière de cet homme. Sinon, pourquoi le nourrissait-elle ? Pourquoi aurait-elle ouvert son lit à un homme de rien, un vagabond d'étranger ? Et puis, peintre, ce n'était pas un métier. L'obligeait-il à poser nue ? C'était profondément scandaleux. Ils en avaient même parlé au curé, pour qu'il fasse cesser ce mauvais exemple pour la jeunesse, cette immoralité inacceptable. Les femmes, de leur côté, plus mauvaises que leurs époux, les aiguillonnaient pour qu'ils agissent, faisant monter la sauce de bêtise et de violence.

Et un soir, à la tombée de la nuit, à l'heure où les ombres brouillent les formes, où les actes comme les contours perdent leur netteté rassurante, ils avaient attendu le jeune artiste. Celui-ci revenait de ses explorations dans la lande, chargé de ses cartons à dessins et de ses boîtes de couleur. La mère avait quitté la maison pour allumer le phare. Cinq hommes armés s'étaient dissimulés derrière un rocher, sur le trajet de l'artiste rentrant fourbu de sa longue journée de peinture. Trois coups de couteau avaient suffi à faire plier le corps sous la douleur. Un sursaut, un dernier rebond de vie avait secoué ses épaules, et ses yeux avaient perdu leur étincelle pour devenir deux agates immobiles, et tout ce que la mère aimait avait disparu. La tête molle, les mains brisées, il gisait dans son sang.

Dans ces bruyères hantées par le vent et la mort.

Alors, la conscience à peine ridée par la culpabilité, les villageois avaient jeté son corps dans les vagues. La mer l'avait englouti en quelques secondes, emportant dans ses remous toute une vie, une mémoire, un talent, une sensibilité. De ce meurtre, la mère n'avait rien su. Quand elle était rentrée chez elle, elle avait trouvé la maison vide, abandonnée. Le vent hurlait dehors, la nuit était froide et angoissante. Mais elle n'hésita pas une seconde et s'engouffra dans l'obscurité. Elle fouilla chaque recoin de la côte rocheuse, chaque replat de la lande. Elle entendait hurler l'écume contre les brisants, gémir les bourrasques entre les rochers. Elle n'avait rien trouvé. Son jeune peintre n'était pas là, il avait disparu. Dans l'herbe, pourtant, accroché à un buisson, elle avait découvert un de ses fusains, un portrait d'elle ramené par le vent. Alors, elle avait su. L'amour de sa vie avait été emporté par la mer.

Mais il n'avait pas sombré sans aide.

Il y avait du sang sur la feuille, qui maculait son portrait. Ce sang, c'était celui de son amant. Alors, elle n'eut plus aucun doute. Les gens du village l'avaient assassiné. Elle ne savait pas combien ni qui ils étaient. Elle savait juste pourquoi. Bêtise et jalousie. Voilà les vrais coupables.
Elle serra contre son corps sa défroque de ouessantine, sombre et tourbillonnante, plaqua sa coiffe sur ses cheveux, redressa sa longue silhouette, refoula ses sanglots et affronta les rafales de vent.
Elle ne savait pas comment se venger du boulanger, du cantonnier ou de l'aubergiste. Mais elle avait une petite idée de ce qu'elle pouvait infliger aux autres. Cette nuit-là, d'autres hommes périraient en mer. Les maris de ses affreuses et jalouses commères, qui ne valaient guère mieux que leurs femelles.

Elle se dirigea d'un bon pas en direction du phare, grimpa les deux cent cinquante marche en courant. Le vent faisait craquer chaque centimètre de l'édifice. Elle était essoufflée, mais elle se précipita dans le cœur de la machinerie. Elle voyait l'océan déchaîné à ses pieds, les vagues puissantes qui se brisaient sur les rochers, cinquante mètres au-dessous d'elle.

Et sans hésiter, elle plongea dans un noir sans fond le puissant feu à éclat du phare du Créac'h. Abandonnant les hommes à leur combat désespéré contre les éléments.

Valérie Lagier - 2ème prix du concours de nouvelles 2016