J-3 

Plus la date approche, plus l’angoisse grandit.

Nous devons être à Roissy Charles de Gaulle une heure avant le décollage.
Deux heures et demi de vol ; nous atterrirons à seize heures environ à Lisbonne.

- Tu verras Lisbonne, ses azuléros, son tramway, le 28 qui passe par la vieille ville. Le tram, ça repose, parce que Lisbonne ça monte et ça descend tout le temps... Ah ! une bonne adresse : le marchand de bougies. C’est une boutique antique, entièrement en bois, on dirait qu’elle date du 19e siècle, comme le vendeur d’ailleurs ! Que des bougies, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Quand on y est allé, une petite vieille achetait un cierge, plus grand qu’elle ! Si si, je t’assure ! Je compte sur toi pour m’en rapporter une pour le bougeoir que m’a offert Salomon.
Voilà ce que ma sœur dit de Lisbonne.

Richard, mon collègue et ami, vante les pastéis de nata, ces petits gâteaux à la crème et pâte feuilletée.
- Tu vas les a-do-rer, gourmande comme tu es !
Il me parle aussi de fête à la sardine, m’indique quelques bons plans : des petits restos sympas où on mange comme des rois... Richard et la nourriture : une véritable histoire d’amour !

Chacun possède sa vision de Lisbonne. Et bientôt, j’aurai la mienne.

En attendant, l’idée de prendre l’avion me tord les boyaux, me donne des sueurs froides, m’empêche de dormir, me noue la gorge, me provoque une poussée d’eczéma... bref m’angoisse plus que tout au monde !

Pourtant, Lisbonne, j’en rêve depuis... en fait, on devait y aller en voyage de noces, il y a dix ans... mais le moteur de ma voiture a lâché, alors l’argent du voyage a servi à en racheter un !
Pour mon quarantième anniversaire, connaissant l’histoire de notre voyage de noces avorté, mes amis m’ont offert ce fabuleux week-end à Lisbonne. Génial ! Si vraiment, j’en suis persuadée, c’est génial !

- Allez viens te coucher, on ne part que dans trois jours ! Alors arrête de tourner en rond en t’arrachant les cheveux un par un ! me dit Igor.

J-2

Je file à la pharmacie, de l’homéopathique devrait être bien utile pour calmer mes angoisses.
- Oui madame, une dose la veille, une le matin et une autre une demi-heure avant le décollage ! Mais ne vous inquiétez pas, il y a plus d’accidents de voiture que d’avion !
- Je sais, c’est ce que je me répète chaque heure pour décompresser !

Bon, j’ai tout ? Le guide ? Ma carte d’identité ? Je refais mon sac cinq fois avec le sentiment qu’il manque quelque chose à chaque fois.

Allez viens te coucher, on ne part que dans deux jours ! Alors arrête de tourner en rond en te rongeant les ongles comme ça ! me dit Igor.

J-1
Il est six heures. Le réveil sonne.
Les yeux encore fermés, je cauchemarde : demain, l’avion, le décollage, les trous d’air… Il y a toujours des trous d’air, l’atterrissage… Rien que d’y penser, mon ventre se contracte comme si une main invisible tordait mes boyaux. Non ! C’est impossible ! Je vais offrir mon billet à quelqu’un.

Prends ta dose d’homéopathie, me dis-je en me levant.

Je rajoute dans mon sac tous mes petits trucs précieux :
• un “ maman je t’aime ” de mon fils quand il avait six ans ;
• un dessin de ma fille : “ c’est toi Maman et là c’est moi ! ” ;
• un marron, parce que j’aime les marrons ! ;
• une photo de mon mari, le lendemain de notre première nuit d’amour, les yeux dans le vague et les cheveux ébouriffés ;
• enfin, une dernière photo de nous six. Oui, nous quatre plus le chat, un gros chat de gouttière qui ressemble trait pour trait à celui d’Alice au pays des Merveilles et le chien, un chien sans forme, sans race, sans signe particulier, on sait que c’est un chien parce que le vétérinaire nous l’a assuré !

- Allez viens te coucher, on ne part que demain ! Alors arrête de te gratter jusqu’au sang ! me dit Igor.

 

Jour J
Quand Igor se lève, cela fait déjà longtemps que je suis réveillée.
Hier, j’ai pris ma dose homéopathique. J’avale la deuxième avant le petit déjeuner, comme me l’a conseillé le pharmacien. Puis, je tourne tellement mon café qu’il est froid quand je le bois ! La première bouchée de pain passe, mais pas la suivante.

Heureusement les enfants sont chez mes beaux-parents !

- Allez ! On y va !
- Oui, oui, j’arrive ! Attends !Je vais faire pipi !

Le trajet se passe bien : pas d’embouteillage, on arrive à l’heure.
Je me mords l’intérieur des joues.
On laisse la voiture au parking.
On arrive au terminal. Les toilettes ? Là ! Attends-moi !
J’ai mal au ventre.

- Viens, on va boire un café ! propose Igor.
Comment peux-tu être aussi zen, toi ? Rien, pas la moindre petite trace de nervosité, pas de sueur qui fait briller ta moustache naissante, pas de main moite ni de tremblement !
Au contraire, je sens même de l’excitation. Igor boit son expresso à vitesse grand V puis m’entraîne vers la porte d’embarquement, me donnant, m’emprisonnant, la main.
Tu sais bien, moi j’adore l’avion ! J’aurai voulu être pilote, mais mes yeux...
Oui, je sais, il faut de bons yeux.
Comment sont ceux de notre commandant de bord ? La porte du cockpit est ouverte, comment s’y retrouve-t-il avec tous ces boutons ? Oh, il est vieux ! Il est gros, son ventre lèche ses jambes, son alliance est incrustée dans sa peau. Il est calme, comme lorsque je m’assoie au volant de ma voiture. Un sourire naît sur ses lèvres lorsqu’il me voit : je dois être blanche comme un linge et, à coup sûr, il lit la terreur dans mes yeux.

Je regarde les autres voyageurs, personne ne semble avoir peur. Tous s’installent tranquillement. Je cherche ma place. J’ai l’impression de ne plus savoir lire, d’avoir un voile devant les yeux. La voici.
Igor me coince contre le hublot.

C’est tout petit l’intérieur de l’avion. On a l’impression d’être dans un bus avec des ailes ! Comment peut-il tenir en l’air à quelque dix kilomètres au-dessus de la terre, sans être rabattu par une rafale de vent ?

J’ai envie de partir !

Les passagers finissent de s’installer. L’avion est presque plein.

Je parle, pour museler ma peur, du dernier barbecue entre copains.
Tu as vu comme Olivier et Christine se sont rapprochés. Hum à mon avis, en rentrant, ils nous diront qu’ils sortent ensemble ! Et la gamine de Chloé et Paul ! Pfff ! Une vraie tête à claque. Elle n’arrête pas de tirer les cheveux de son père ! Déjà qu’il ne lui en reste plus beaucoup ! 
Je ris tandis que mon mari imite Paul en train de se coiffer. Il passe sa main dans sa chevelure épaisse et blonde. Comme s’il tentait de guider une mèche fine d’un côté vers l’autre. Puis, il lèche le bout de ses doigts et recommence le même mouvement de droite à gauche. Il imite Louis de Funès, son idole. Plus je le regarde, plus je le trouve beau. Des traits fins et réguliers qui sembleraient féminins s’ils n’étaient contrebalancés par cette cicatrice en demi-lune sous son œil droit. Souvenir d’une chute. À huit ans, il s’est élancé du haut d’un arbre avec le parasol du jardin, persuadé que ça ferait un bon parachute !

Tous les deux, on rit comme des gamins. Il est toujours prêt à faire le clown. Peu importe qu’on soit dans la rue ou qu’il y ait du monde autour de nous.

Je suis plus discrète. Toute en muscles grâce à l’athlétisme que je pratique depuis de nombreuses années. Mon corps est habitué à m’obéir… sauf en ce moment où il se contracte sous l’effet de l’angoisse. J’ai gardé la blondeur de mon enfance. Mon sourire est chaleureux, mes yeux pétillent habituellement, mes deux dents de devant sont légèrement écartées, les dents du bonheur. Cela me complexe mais me rend charmante, me dit Igor avec un regard attendri. Pourtant en ce moment, mes deux dents de devant qui me complexent sont le cadet de mes soucis…

Plus que quelques minutes avant le décollage.

J’attache ma ceinture, je la serre. Je serre aussi la main d’Igor. Lui est ravi. On dirait même qu’il rayonne !
J’ai bien pris la dernière dose d’homéopathie. L’avion s’ébranle. Je me tais, persuadée que je vais mourir.
L’hôtesse commence son blabla tandis que l’avion roule sur la piste.
La carlingue ne résistera pas.

L’avion se place dans la file d’attente de la piste. Je vois ceux qui le précèdent s’envoler les uns après les autres.
Un moteur va exploser parce qu’un oiseau se sera encastré dans un réacteur.
L’avion s’immobilise. Il est le prochain à décoller.
Ohhh !
L’appareil redémarre, prend de l’élan, accélère encore et encore.

Ma tête est scotchée à l’appui-tête. Tout bouge : fauteuils et carlingue. Ma respiration se fait courte.
Ça y est ! Toc, les roues ne touchent plus l’asphalte. Il est en l’air et il vole ! Je ne respire plus... On grimpe, encore et encore. Mes oreilles bourdonnent.

Dix minutes plus tard, les voyants s’éteignent. Tout va bien.
Le voyage est calme.
L’homéopathie remplit son rôle. J’ai peur, mais c’est supportable.

J+1

Lisbonne est une ville magique. Il fait beau ; la chair est bonne ; l’architecture est en pleine rénovation et reconstruction. Cette ville transpire le bonheur...

On dîne dans un petit restaurant de quartier, hors des sentiers touristiques et recommandé par le Guide du routard. On y croise un autre couple de Français qui termine son dessert au moment où on s’installe. Ils nous conseillent sur deux ou trois plats, ravis de leur repas. Une heure plus tard nous le sommes aussi ! Belle découverte ce lieu.

On se balade. C’est une ville où il fait bon vivre. Nous admirons les bougainvilliers géants, cette liane d’un rose lumineux et vif orne nombre d’habitations.

Nous arrivons au moment où la fête de la sardine bat son plein ! Une sardine grillée. Puis deux. Puis trois. Elles sont charnues et goûteuses, posées sur des tranches de pain imbibées d’huile d’olive et cuites sur des barbecues installés sur les trottoirs. Et pour faire descendre le tout, une Sagres bien fraîche ! Puis deux. Puis trois. On rit, on danse toute la nuit dans les rues noires de monde.

Oubliées mes frayeurs ! Je me traite intérieurement d’idiote !

J+2

Le lendemain, on se rend dans la boutique antique de bougies et cierges. J’en achète pour ma sœur et plusieurs pour nous.

Plus tard, sur un bateau de type petit cargo, on traverse le Tage. En débarquant, on tombe sur des centaines de pêcheurs. J’ignore si c’est un concours ou si c’est comme ça tous les week-ends… Alignés sur les quais, ils sont presque à touche touche sur au moins un kilomètre. Enfants, jeunes, adultes, vieux, presque que des hommes. Leur nombre est impressionnant !

J+3

Et le dernier jour, nous nous perdons dans les rues. L’Affama, quartier typique, est celui qui nous plaît le plus.

Notre voyage touche à sa fin. Pour notre dernière soirée, nous allons écouter du fado, incontournable. Là encore, Richard m’a donné une adresse secrète, « il n’y a que des Portugais ! » m’a assuré Richard. Et la musique sublimée par cette voix féminine m’émeut et me communique sa nostalgie.
C’est promis, je reviendrai ici ! Avec nos enfants.

J+4

Après un petit déjeuner copieux et un dernier tour de la ville en tramway, nous reprenons le chemin de l’aéroport.

Aujourd’hui, je suis légèrement plus tranquille. L’angoisse est moins forte mais toujours là : mes jambes pèsent une tonne chacune, des perles de sueur glissent le long de ma colonne vertébrale, mon ventre me rappelle qu’il existe… Je suis contente de retrouver mes enfants, alors ça me motive pour pas faire demi-tour.

Le personnel de bord est accueillant. Un steward particulièrement. Il comprend que je suis inquiète. Pour me faire rire, il m’offre un jouet : « On en donne aux enfants ! », dit-il avec un grand sourire apaisant. Plus tard, il me servira un apéritif copieux qui me détendra plus que la peluche !
Je suis assise à côté d’Igor. Il n’y a pas de trou d’air… Je pousse tout de même un gros soupir en touchant le sol de Roissy-en-France.

Le week-end se termine bien : ma tante Catherine nous a proposé de dormir chez elle avant de rentrer. Tant mieux parce que ce voyage était merveilleux mais épuisant : c’est vrai Lisbonne ça monte et ça descend et on a énormément marché, alors une bonne nuit de sommeil avant de rentrer à Lyon nous fera du bien. Et Catherine habite au Mesnil-Amelot, près de l’église, à peine à cinq kilomètres de l’aéroport.

J+5
France inter.
Le journal de sept heures ouvre sur l’accident d’avion survenu il y a presque une heure. L’avion, qui se rendait à Lisbonne, venait de décoller quand un de ses moteurs a pris feu. On ignore encore les causes de l’accident. En quelques secondes l’incendie s’est propagé à l’ensemble de la carlingue. C’est une boule de feu qui est tombée sur le Mesnil-Amelot. Les pompiers et les secours sont sur place.

Aucun survivant n’a été retrouvé dans l’avion ni sur le quartier de l’église Saint-Martin où il s’est crashé.

 

Edith Combe