Le corps immobile, mollement installé dans un timide rayon de soleil qui traverse la baie vitrée, je contemple l’agitation en contrebas, et je m’interroge. Suis-je nostalgique du temps où moi aussi, incapable de simplement marcher, je me déplaçais telle une boule de flipper lancée par un majeur hystérique et plein d’espoir ? Puis-je encore m’associer à ces hommes et ces femmes à la démarche mécanique, le regard rivé sur l’écran qui seul les relie au monde, rendus insensibles à leur environnement par deux morceaux de plastique fichés dans les conduits auditifs ? Est-ce que je me vois dans la peau d’un de ces canidés déconnectés de leur race, avançant au rythme du propriétaire qui les a enchaînés et auquel ils ressemblent chaque jour davantage ? Dois-je jalouser ces pigeons ventripotents qui se dandinent au sol en picorant le bitume, les ailes atrophiées par le manque de ciel ?

Le bruit de l’ascenseur m’extirpe de ces considérations. Je reconnais ses pas, pressés et saccadés. Impatiente, la clé tourne dans le cylindre, alignant goupilles et contre-goupilles. Comme à l’accoutumée, le battant gicle à toute volée. Ce qui par contre sort de l’ordinaire, c’est l’absence du « coucou, c’est moi ! », devenu si machinal depuis quelques mois. Adèle a en effet pris l’habitude de me lancer ces mots un peu niais, destinés sans doute moins à me prévenir qu’à se défaire de ces heures effervescentes passées en dehors de la maison.

Aucun mot donc. Je perçois seulement le déclic bref, brusque et définitif de la minuterie qui s’éteint, la tonitruance étouffée de la porte qui claque sur ses gonds, le tintement tibétain des clés jetées dans la soucoupe en bronze sur la console de l’entrée. Je devine les escarpins enlevés avec rudesse. Je visualise le manteau qui coule des épaules en chuintant pour aller s’accrocher à la patère. Aucun son adélien ne vient modérer ces bruits, bruts, et mon esprit en déroute essaie d’appréhender les raisons de ce brusque changement. En vain. Figé et désorienté, j’attends. Dehors, le printemps a reculé. La pluie d’hiver, sur les carreaux, s’accroche et dilue la rue, obscurcit la pièce tout autant que mon humeur.

Les muscles oculaires, diminués mais fonctionnels, obéissent enfin aux injonctions muettes du cerveau et je pivote péniblement mon regard vers le couloir. Compte tenu de ma position je ne vois d’Adèle que ses jambes. Elle vient se laisser tomber sur le canapé. J’entends qu’elle se force à respirer profondément. J’y reconnais le signe d’une grande agitation intérieure, rare chez elle. Je ne l’ai observée qu’à trois reprises depuis que nous nous connaissons : à l’annonce du cancer de son père, quand elle a reçu ses résultats d’analyses et appris sa stérilité, le jour où elle a découvert que sa carte bancaire avait été piratée et son compte en banque vidé. Il y a certes eu un quatrième épisode, mais je n’ai pas pu en être le témoin, puisque j’en étais la victime. Situation de crise donc. Que se passe-t-il ? Depuis qu’elle est rentrée, elle agit comme si elle était seule dans l’appartement. Les yeux sur elle, je mendie une parole, un geste.

Au bout d’un temps qui me paraît infiniment long, elle revient à la vie. Tournant la tête vers moi, la nuque raide, elle affiche le masque de ce qui se voudrait un sourire. « Je ne peux plus continuer comme ça ». Ces paroles lapidaires prononcées, elle laisse un silence oppressant s’insinuer entre nous. Qu’entend-elle par là ? Qu’est-ce qu’elle ne peut plus continuer ? Je ressens toute l’impuissance de mon immobilité silencieuse. Elle sait que je ne vais pas lui répondre. Alors elle se lève et poursuit en arpentant le salon.

- Même si je ne suis pas sûre que tu comprennes ce que je vais te dire, je veux que tu m’écoutes.

Est-il réellement besoin de m’intimer cet ordre ? Elle hésite, s’arrête au milieu de la pièce, se plante finalement non loin de moi, les yeux rivés au balcon d’en face. Pâle encore, le soleil revenu découpe son corps androgyne éclairé à contre-jour. Je ne distingue pas son visage. Ainsi auréolée, elle me fait penser à un messager céleste. Ou bien m’envoie-t-elle son ombre pour prononcer à sa place les mots qu’elle-même redoute de formuler ?
- Je suis vraiment nostalgique du toi et moi d’avant. Mais tout ce que j’essaie de mettre en place, j’ai l’impression que ça ne sert à rien. Je n’arriverai pas à te faire revenir.

Mais moi aussi, Adèle, bien sûr, j’aimerais revivre ces jours heureux. Bien sûr que je voudrais renverser le cours du temps comme on remonte une pendule. Mais tu crois que j’y peux quelque chose ? Tu crois que j’aime ce que je suis devenu ? Tu ne sens pas cette culpabilité qui me ronge à l’idée que ma précipitation et mon manque de discernement sont à l’origine de nos vies bouleversées ?

Elle ne m’entend pas. Elle continue à parler, sur un ton à la fois plaintif, aimant, hargneux et désespéré. On dirait qu’elle ne s’arrêtera plus, comme si, préméditant la scène, elle avait enregistré un discours, appuyé sur la touche « play » et quitté la pièce en laissant l’appareil dans les mains de son double déshumanisé.

- Tu te rappelles comment, du jour au lendemain, j’ai dit adieu à une carrière pleine de promesses pour être davantage présente à tes côtés ? Je l’ai fait sans me poser de question. Pour moi, à l’époque, ça allait de soi. Depuis, je ne sais plus. Et tu sais ce qui est le plus difficile à reconnaître ? Je m’ennuie. Je m’astreins à naviguer entre mon travail et la maison, sans aucune escale. Je fonctionne en automate. Je ne vis plus. Je survis, je nous survis. Avec toi, mais seule.

Mais bouge, Adèle ! Sors ! Reprend contact avec le monde extérieur. Tu ne le sais pas, mais j’ai vu les changements s’opérer en toi. Ton enthousiasme s’est terni. Pour moi, tu as oublié de l’entretenir. Tu ne brilles plus. Tu te fanes. Tu t’étioles. Et ça me désole de savoir que je suis la cause de la langueur qui t’envahit. Je hurle ces mots à l’intérieur de moi. Mais ils ne l’atteignent pas.

- ….pas voulu voir l’évidence, continue-t-elle sans que je puisse intervenir. J’ai essayé de préserver tout ce qui pouvait l’être. C’était une erreur. En voulant te ménager, je me perds, je nous perds. Tu sais ce qui a fait tilt tout à l’heure, quand je suis rentrée ? Quand j’ai voulu crier que c’était moi, j’ai vu un « à quoi bon » gigantesque s’inscrire en grosses lettres rouges sur la porte au moment où je l’ouvrais.

Privé de parole, je ne peux pas lui dire que même sans ces mots je pressens son retour bien avant que ne résonne le cliquètement caractéristique de son trousseau. Depuis l’accident, depuis que je suis cloué sur ce fauteuil, mes facultés intuitives se sont développées en même temps que mes capacités motrices étaient anéanties par ma rencontre malheureuse avec un énervé du volant, dans la rue, juste en bas. Ce jour-là, la boule de flipper a atterri dans le caniveau, le corps en miettes et la cervelle en marmelade. La science a échoué à me remettre en état de fonctionner seul.

- …impression d’avoir tout sacrifié, pour rien. Je n’arrive plus à vivre ainsi. C’est moi qui suis à blâmer. J’aurais dû les écouter, tous ceux qui me disaient que ce serait trop lourd à porter, qu’il valait mieux lâcher tout de suite, que ça n’était pas te rendre service. Ils avaient raison. Je me suis enlisée dans un fonctionnement que je pensais sincèrement être le meilleur pour toi. Ça m’horrifie, mais je ne trouve pas mon compte dans notre relation qui n’en est plus une. Et je suis de moins en moins sûre que tu y trouves le tien.

Mais je vais bien, mon Adèle ! Aussi bien que possible en tout cas. Je sais, notre complicité te manque. Elle est pour moi toujours là, mais mon incapacité à communiquer te l’a rendue impalpable, incertaine. Je sais que tu te tracasses, que tu te démènes, que tu rends ton temps élastique pour augmenter encore ta disponibilité auprès de moi, que tu n’obtiens en retour que mon silence, mes yeux ternes et mes membres caoutchouteux. Je ne sais plus te rendre heureuse. Pardon, mon Adèle.

Elle n’entend pas ces phrases qui se forment pourtant très clairement dans mon cerveau.

- ...pensé à tout ça depuis plusieurs jours, poursuit-elle, en pleurs maintenant. Je dois prendre une décision radicale. Pour me préserver. Pour te respecter. Je ne veux pas en venir à te haïr. Je veux pouvoir conserver le souvenir de nos années joyeuses. Je t’aime.

Elle s’approche, se place à ma hauteur. Je vois dans ses yeux humides son désespoir tout autant que l’amour qu’elle me porte. Une goutte salée scintille, se détache, coule sur sa joue, se jette dans le vide.
- Pardonne-moi, m’assène-t-elle d’une voix rauque.

Mon corps voudrait se tendre vers elle, la paralysie l’emprisonne. Adèle se remet debout, hoquète, disparait dans la chambre. J’entends les bips de son téléphone portable.

- Allo, bonjour. Adèle Tribert. Je voudrais parler au docteur Paulin. Oui, je patiente, merci….

Je n’écoute plus. Mon esprit vagabonde, déroule à l’envers le fil de notre vie commune, passant du sentiment d’un immense gâchis à la joie d’instants partagés dans une connivence totale pour finalement revivre la rencontre originelle, insouciante et emplie des promesses d’un avenir à deux. Ma bulle explose en même temps que le parquet du couloir grince sous les pas d’Adèle qui s’accroupit à nouveau devant moi. Elle laisse sourdre la tristesse liquide qui s’échappe de ses yeux noyés. Je décèle dans son iris assombrie par le chagrin ce feu sacré qui m’a fait l’aimer tout de suite.

Tu as raison, mon adorée. Tu avais placé ta vie en dormance alors que les feuilles tombaient ; il est temps que tu la réveilles, aux jours où les arbres bourgeonnent. Sois heureuse. Ce soir, tandis que le soleil disparaitra à l’horizon, une injection dans mes veines, létale, te ressuscitera.

Apaisé par la tiédeur de sa tête contre la mienne, j’aime à penser que l’essence de ces mots coulera tendrement dans l’oreille d’Adèle, qu’elle a posée tout près de ma truffe.

Karine Deville

Deuxième prix concours de nouvelles 2023/2024