Larmescroco

On a cru pendant longtemps que le crocodile pleurait au moment d’engloutir sa proie. Comme un regret, une tristesse qui l’envahirait. On sait maintenant que ses larmes sont juste là pour conserver l’humidité dans ses yeux quand il sort de l’eau pour chasser.

Ne pas se fier aux apparences ; c’est la leçon du monologue « Les Larmes du crocodile » écrit par Eric Leclerc pour dresser le portrait de l’homme violent, un Monsieur Toutlemonde qui cherche des excuses à ses actes et justifie ses débordements par sa propre souffrance.

 

« Quand on parle de violences conjugales, on parle souvent de violences spectaculaires » regrette Eric Leclerc, ancien assistant social devenu conseiller conjugal. Au cours de sa carrière, il a fréquemment été amené à accompagner des femmes victimes de conjoints violents. Il sait que la grande majorité des violences dont elles témoignent ne sont ni des coups, ni des bleus mais des violences insidieuses, quotidiennes… « Pour les humiliations, les rabaissements – dit-il – il n’y a pas de plaintes parce qu’il n’y a pas de preuves. Et quand une femme va déposer plainte parce qu’elle se fait insulter ou dénigrer chaque jour, elle n’est pas entendue ».

 

« L’explication de la souffrance

ne donne pas l’excuse

de la violence »

 

Le projet que le travailleur social a imaginé avec sa conjointe, la comédienne Sonia Rostagni décédée en juillet 2021, a pour objectif de parler de ces hommes-là, de ces situations qui détruisent leur cible petit à petit. « Celui qui fait semblant de pleurer c’est quand même celui qui mord, qui a de grandes dents ; c’est lui qui fait mal mais qui pleure sur son propre sort en se regardant le nombril » analyse Eric Leclerc qui ajoute : « j’en ai rencontré plein des comme lui ! »

Sur scène, son personnage est un « patchwork » de tous ces hommes. Pas celui qui fait la Une des médias, plutôt celui qui n’ira jamais en prison. Ce n’est pas « un gros beauf » qui aurait d’emblée suscité l’antipathie et la condamnation. C’est le type « qu’on croise dans la rue, qu’on trouve sympa, qui cultive son image sociale mais qui tombe le masque quand il ferme la porte de son domicile ». Un homme qui souffre aussi peut-être, estime Eric Leclerc, mais pour lequel il précise que « l’explication de la souffrance ne donne pas l’excuse de la violence ».

C’est l’ambiguïté entre le personnage extérieur et la personne intérieure qui donne toute sa profondeur au Basile imaginé par Eric Leclerc et proposé par la Compagnie Les Clémences notamment à Rennes à l’occasion des journées du mois de novembre pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.

 

« La question est donc :

qu’est-ce qui est venu perturber

ce rapport amoureux ? »

 

Marier le travail social et la culture, c’est aussi le combat d’Eric Leclerc, persuadé que l’un et l’autre ont beaucoup à s’apporter. « Le travail social a beaucoup à gagner à s’enrichir des pratiques culturelles et la culture a énormément à gagner à s’enrichir de la réalité sociale » défend-il.

Dans ses pratiques professionnelles, il a lui-même souvent développé des projets autour du théâtre, de la poésie, de la danse… Le monologue du crocodile fait partie d’un tout en trois volets. Des ateliers débuteront prochainement avec d’un côté un groupe d’auteurs de violences incarcérés à la prison de Vezin et d’un autre côté un groupe de femmes victimes de violences conjugales.

Etonnament on ne parlera pas des violences dans ces ateliers destinés à « retrouver les sensations agréables et positives du corps » grâce à l’intervention d’un clown ou à « exprimer ses sentiments » grâce à l’écriture.

« Finalement – explique Eric Leclerc – pour les auteurs comme pour les victimes au début c’était une histoire d’amour. La question est donc : qu’est-ce qui est venu perturber ce rapport amoureux ? » Alors, pour répondre à cette question, on parlera d’amour… Un troisième volet consistera ensuite à reprendre les expressions des unes et des autres pour en faire un nouveau spectacle sous forme de lecture croisée.

 

« J'ai une obligation

de cohérence »

 

« Quand on arrive au traitement des situations, il est déjà trop tard » estime Eric Leclerc qui souligne l’importance la prévention. Avec ce travail non seulement, il dénonce les violences ordinaires qui passent souvent inaperçues mais il questionne aussi le comportement de chacun et accepte de se remettre lui-même en question.

« C’est un peu facile – dit-il – de condamner quelques hommes ; ça évite de regarder tous nos comportements quotidiens et la reproduction qu’on peut faire d’un système de domination masculine ».

Le fait d’être un homme dans un milieu professionnel très largement féminin et en plus de travailler auprès de femmes victimes d’autres hommes est à la fois atout et handicap pour lui. « Ça me réinterroge – confie-t-il – dans ma façon d’être homme dans la société, dans mon travail, dans mon couple. J’ai une obligation de cohérence ! »

 

Geneviève ROY

Pour aller plus loin : le projet Les Larmes du crocodile est porté par la Compagnie Les Clémences, mis en scène par Michaël Legard et interprété par Eddy Del Pino ; il a été proposé à Rennes les 24, 25 et 26 novembre au 4bis.