Elle a choisi comme sujet d'études, les mères qui n'élèvent pas leurs enfants et les confient soit à une œuvre d'adoption, soit à l'aide sociale à l'enfance sur la période de 1900 jusqu'à nos jours.

Une étude de longue haleine dont Martine Fauconnier-Chabalier n'a pour l'instant publié qu'une première partie concernant la première moitié du vingtième siècle.

De ces femmes dont on connaît peu de choses, elle suit la trace dans les registres des hôpitaux, les dossiers des enfants ou encore au cours de rencontres avec des personnes concernées. Ce qu'expriment ces femmes sur le projet qu'elles nourrissent pour leur enfant ou les raisons qui les conduisent à la décision de l'abandon, permet d'en savoir un peu plus sur leur vie et sur l'état de la société dans son ensemble, selon les époques, parfois aussi, selon les départements.

Les progrès sociaux et médicaux, les avancées législatives et notamment les lois sur la contraception ou l'avortement mais aussi les différentes aides et protections sociales mises en place au fil du temps tendent à faire évoluer les chiffres. Même si aujourd'hui encore plusieurs centaines d'enfants sont chaque année abandonnés par leur mère dès leur naissance.

 

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Breizh Femmes - Comment vous est venue l'idée de cette recherche ?

Martine Fauconnier-Chabalier - J'ai été une douzaine d'années inspectrice à l'aide sociale à l'enfance ; une de mes attributions était la recherche des origines par les personnes qui avaient été pupilles. J'ai rencontré un certain nombre de personnes qui recherchaient leurs origines et en particulier une femme, Amandine, qui était née en 1914 et qui recherchait sa mère d'origine. Cette enquête m'a conduite à me demander comment se passaient les abandons à cette époque. Lorsque, quelques années plus tard, j'ai eu envie de reprendre, parallèlement à mon travail, des recherches, je les ai axées sur qui étaient les pupilles, qui étaient leurs parents, pendant la période 1914/1939.
Or, quand on parle de parents dans les dossiers des enfants, on voit surtout des mères ! Donc, l'idée a été ensuite de me centrer sur ces femmes qui ont toujours souffert d'une image négative. La réalité est toute autre ! Et elle est beaucoup plus humaine ! Un des chapitres de mon livre est intitulé : « mères courage » car je crois qu'il y a de ça ! Dans le terme d'abandon, il y a don ! Un certain nombre de ces femmes, beaucoup de ces femmes en fin de compte, quand elles prennent cette décision-là, la prennent en pensant qu'elles donnent des chances à leur enfant !

Pour quelles raisons optent-elles pour l'abandon ?

Ces femmes sont fréquemment célibataires ; autrefois, on leur posait la question : est-ce que c'est la première faute ? Ce qui montre bien l'opprobre dont elles étaient entourées au début du siècle et même au-delà. Dans les années 70, le fait d'être une mère célibataire, c'est encore un déshonneur pour la personne mais aussi pour la famille, voire pour le village !

Jusqu'en 1941, pour la majorité des femmes qui abandonnent, la filiation est établie avec leur enfant même si les enfants ne savent pas forcément qu'ils portent le nom de leur mère. Et dans ces situations où les mères ont reconnu leur enfant, on voit bien dans ce qu'elles donnent comme raisons, que c'est d'abord la misère. Dans les lettres qu'elles écrivent, elles parlent de leur désarroi, de leur chagrin d'avoir commis cet acte ; certaines disent : « sinon, c'était la mort pour l'enfant et moi ! »

Dans les années 1920/1940, un certain nombre de femmes, des veuves le plus souvent, ont été contraintes à l'abandon pour des raisons de santé, à cause notamment de la tuberculose. Aujourd'hui, dans une situation comme ça, on soignerait la mère et si elle avait besoin de placer son enfant, on ferait un recueil temporaire.

Evidemment, avant 1950, la religion est aussi très prégnante. D'ailleurs, on peut noter que leur premier geste à la naissance est soit de faire ondoyer soit de faire baptiser leur enfant. Mais, en sens inverse, pèse sur elles l'opprobre puisqu'un enfant naturel ne peut être baptisé qu'à la nuit et n'a pas droit aux cloches ; certains curés font plutôt en sorte qu'elles quittent le village pour ne pas donner le mauvais exemple aux autres filles !

Qui étaient ces femmes du début du 20ème siècle ?

Les femmes qui abandonnent leur enfant entre 1914 et 1939 en Ille-et-Vilaine, sont essentiellement des femmes jeunes puisque un quart sont mineures, sachant qu'à l'époque être mineure c'est avoir moins de vingt-et-un ans. Leur âge médian est de vingt-quatre ans, donc relativement jeune avec une certaine emprise encore familiale ; neuf sur dix sont célibataires.

Au début du vingtième siècle, les femmes de façon générale accouchent chez elles. Or, celles qui ne souhaitent pas, ou plus exactement ne peuvent pas garder leur enfant et l'abandonnent, accouchent soit chez des sages-femmes qui ont une pièce à disposition pour ça, soit, plus majoritairement, à l'hôpital et de préférence à l'hôpital du chef-lieu de manière à respecter une certaine discrétion. Lorsque l'accouchement a lieu à l'hôpital, jusqu'en 1941, le secret est rarissime et la filiation est établie.

Avant la seconde guerre mondiale, j'ai constaté avec surprise que près d'une sur deux a déjà un enfant. Et tout laisse à penser qu'elles élèvent bien cet enfant puisqu'il n'y a pas de déchéance ; leur enfant reste avec elle. Ce qui indique une situation de misère profonde. Leurs ressources sont en moyenne de vingt francs par mois alors qu'une nourrice coûte vingt-cinq francs. Donc, on voit l'impossibilité pour elles d'avoir un deuxième enfant.

Un grand nombre de ces femmes sont domestiques, beaucoup de domestiques agricoles et quelques domestiques en ville. Quand elles savent qu'elles sont enceintes, beaucoup essayent de changer de place pour être mieux rémunérées, mais elles se heurtent au fait que dans une bonne famille on n'accepte pas une domestique enceinte parce que l'opprobre retomberait aussi sur la famille. De toute façon quasiment toutes ces femmes à cette époque-là ont des métiers de service, donc elles travaillent chez les autres, et un certain nombre sont mises à la porte quand on découvre qu'elles sont enceintes, quel que soit le père de l'enfant. Souvent leurs propres parents sont décédés donc elles n'ont pas d'appui ; elles se retrouvent seules !

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Les augmentations d'abandons correspondent à des crises économiques. Après la Première Guerre Mondiale, en 1919, il y a eu beaucoup de licenciements. D'une part, les entreprises liées à la guerre ont diminué leurs effectifs, d'autre part, les hommes qui revenaient du front avaient la priorité pour reprendre les emplois. On voit alors des femmes qui perdent leur revenu et abandonnent leurs enfants qui ont déjà quatre ou cinq ans. Ce sont des conséquences auxquelles on ne pense pas forcément !

De même les répercussions de la crise de 1929 sont visibles quelques années plus tard où on constate une augmentation importante du nombre d'abandons avec un certain nombre de femmes qui sont mariées, avec plusieurs enfants et qui abandonnent des enfants d'un certain âge, parce qu'elles se trouvent brutalement au chômage et que c'est la détresse. Par exemple en Ille-et-Vilaine, alors qu'habituellement, neuf femmes sur dix sont célibataires, en 1932, 37% des enfants abandonnés sont légitimes.

Qu'est-ce qui change dans les années 1940 ?

En septembre 1941, est votée une loi qui favorise les accouchements anonymes. Elle permet leur gratuité quand l'accouchement se fait à l'hôpital. Parmi les abandons, la proportion entre ceux qui sont faits avec une filiation connue et ceux faits avec le secret de la filiation, s'inverse brutalement, sans que l'on sache si le secret est demandé par la mère. Dans certains départements, on mettait un X au lieu du nom de la mère, dans d'autres on mettait un nom fictif. En réalité, il s'agit d'une loi pour les hommes destinée à sauver l'honneur des maris prisonniers puisqu'on subodore qu'un certain nombre de ces femmes ont fauté en l'absence de leur mari.

Une loi du 11 juillet 1966 instaure l'adoption plénière. Dès lors, quand les mères expriment leurs souhaits, beaucoup disent vouloir donner une « vraie » famille à leur enfant ; ce sont leurs mots : « une vraie famille » ! Qu'il puisse être adopté par une famille qui le rende heureux !

Jusque dans les années 1970, l'avenir d'une femme, c'est le mariage ! Donc, les mères célibataires sont très mal vues. Il ne faut pas qu'il y ait de bâtons dans les roues pour qu'elles se marient, et on voit des familles qui ont tendance à faciliter « l'oubli » d'un enfant hors mariage pour permettre à la jeune fille de se marier. On voit d'ailleurs, aussi, des reprises des enfants par des mères dès qu'elles se marient, avec le père de l'enfant ou avec un autre homme, d'ailleurs ! En tout cas, on voit bien que c'est un élément très facilitateur ; institutionnellement l'assistance publique considère que le fait d'être mariée est un gage pour un enfant d'être bien élevé. Et même les mères intègrent ces éléments-là.

Ces mères qui abandonnent leur enfant à la naissance envisagent-elles de pouvoir le reprendre un jour ?

Oui ! On voit que jusqu'en 1941, la majorité des femmes qui abandonnent établissent la filiation avec leur enfant et que même un certain nombre de femmes qui accouchent anonymement laissent des traces à leur enfant, comme des médailles par exemple. Souvent elles choisissent les prénoms pour pouvoir mieux le retrouver ; parfois aussi elles laissent des initiales dans les vêtements qu'elles remettent.

Quelle est la situation aujourd'hui ?

Une étude a été faite récemment par l'Institut National d'Etudes Démographiques (INED) pour savoir qui sont les femmes qui ont abandonné leur enfant entre 2007 et 2009 en France. De la même façon qu'on avait dans la première moitié du vingtième siècle un certain nombre de femmes jeunes, on a aujourd'hui des femmes relativement jeunes puisqu'elles ont presque quatre ans de moins que la moyenne des autres femmes qui accouchent. C'est une première indication.
On sait aussi que 11% sont mineures et que 29% ont moins de 21 ans. Quand on compare avec la première moitié du vingtième siècle, les moins de 21 ans sont même plus élevées maintenant qu'à cette époque-là, alors qu'on a une augmentation importante de l'âge de la première naissance dans la population générale.

Ce qui est aussi intéressant, c'est que si on n'est plus dans la misère de la première moitié du vingtième siècle, presque trois femmes sur quatre (72,4%) n'ont pas leur indépendance économique. Donc, c'est aussi, manifestement, une des raisons qui peut les conduire à prendre cette décision-là. On a un pourcentage d'inactives, de chômeuses ou d'emplois très précaires ou très partiels qui est de 40,75%. Il n'y a que 18% de femmes qui disent vivre en couple. On voit aussi qu'elles sont plus souvent chez leurs parents (38%) que la moyenne des autres femmes qui accouchent. Mais, même si c'est dans un logement précaire, la majorité d'entre elles sont quand même indépendantes dans leur logement.

Un nombre relativement important de femmes qui actuellement accouchent anonymement se sont rendu compte tardivement de leur grossesse et en tout cas après les délais possibles pour l'IVG. Cela arrive de rencontrer des femmes qui viennent à l'hôpital sans savoir qu'elles sont enceintes et qui accouchent le jour même.

Comme hier, la plupart des femmes d'aujourd'hui ne souhaitent qu'une seule chose : que leur enfant soit heureux ! Certaines voulaient vivre en couple, avaient un projet de vie à trois et se retrouvent dans une situation non prévue dans laquelle elles n'envisagent pas, au moment où la naissance a lieu, d'élever leur enfant. D'autres sont dans des situations d'emblée plus difficiles et douloureuses. Beaucoup souhaitent donner la chance à leur enfant d'avoir une famille. Et elles le disent d'une façon souvent très émouvante. Certaines, d'ailleurs, quand elles confient leur enfant à l'adoption, reviennent dans les services pour être sûres qu'il a bien été adopté, que la famille choisie par les services est une famille « bien » ; elles demandent des détails pour s'assurer qu'on a bien pris soin de leur enfant.

La plupart des femmes qui accouchent anonymement ne pensent pas d'abord à elles, mais ont réellement un désir de vie meilleure pour l'enfant. Près de la moitié sont déjà mères ; d'autres peuvent l'être une autre fois et c'est une décision qui est lourde pour elles. Elles expriment leur culpabilité des décennies plus tard, même celles qui ont repris contact avec leur enfant. On se rend compte que certaines fois, elles n'en parlent à strictement personne !

Les enfants abandonnés ont-ils la possibilité de retrouver leur mère ?

La loi de 2002 confirme la possibilité pour une femme d'accoucher dans le secret et en même temps facilite pour les enfants la recherche de leurs origines. Le Conseil National d'Accès aux Origines Personnelles (le CNAOP) est responsable de tout ce qui est recherche des origines quand il y a secret et a des correspondants dans tous les départements. Ce sont ces correspondants qui rencontrent les femmes qui souhaitent accoucher dans le secret pour leur présenter les aides qui existent parce que certaines sont complètement désemparées et ne savent pas ce qui est possible, mais aussi pour leur proposer un accompagnement personnel. Par ailleurs, on insiste sur le fait que c'est important pour l'enfant de connaître les circonstances de sa naissance, donc on invite la mère à donner tout élément sur elle et sur le père, sur sa santé, sur sa famille à elle, la famille du père, etc. Elle peut aussi laisser son identité directement accessible ou dans une enveloppe fermée qui ne pourra être ouverte que par le CNAOP pour l'interroger sur sa volonté de lever ou non le secret.

Les chiffres d'abandons sont-ils en baisse constante ?

Actuellement, la plupart des abandons résultent d'un accouchement dans le secret. Après une hausse pendant la seconde guerre mondiale, le nombre annuel d'enfants nés dans le secret a fortement diminué. Dans les années 1950, il y en avait entre 500 et 700 chaque année. Puis le nombre a augmenté jusqu'à environ 2000 par an entre 1965 et 1970. Avec la contraception, la loi Veil sur l'avortement, on a une diminution importante dans les années 1970, puis 1980/1990 avec moitié moins de personnes qui font un accouchement dans le secret. Et ça continue à diminuer dans les années 2000/2010 puisqu'on était alors à 600 accouchements anonymes par an en France. Il y a eu à nouveau une légère augmentation depuis et on est actuellement plutôt autour de 700. Mais des mères peuvent décider dans le délai des deux mois de réflexion d'élever leur enfant ; en 2013, sur les 649 accouchements dans le secret, 20% des mères ont finalement repris leur enfant avant l'expiration du délai !

Et les pères dans tout ça ?

Dans tous les documents que j'ai pu étudier, il y a un silence assez assourdissant sur les pères. En fait, on voit beaucoup qui sont les mères mais on sait très peu qui sont les pères des enfants, même pour les mineures. La première moitié du vingtième siècle est une période où les recherches de paternité de façon générale sont de toute façon très difficiles, de par la loi. Mais quelles que soient les époques il y a vraiment peu de choses ; on est exactement dans la même situation dans les années 1950 ou dans les années 1980 ! Quand des personnes font des recherches, il s'agit généralement pour elles de retrouver leur mère de naissance, mais quand elles veulent rechercher leur père, très souvent le CNAOP est conduit à dire qu'il ne peut pas aller plus loin puisqu'il n'a rien !

Propos recueillis par Geneviève ROY