25 octobre 1903 : Port d'Oran (Algérie)

Lorsque le capitaine Viel pénètre, ce jour-là sur la passerelle du Vesper, il est plutôt satisfait. Il vient de contrôler le chargement des 3500 tonnes de vin et des 1000 tonnes de marchandises diverses, en particulier des bougies, que le « vapeur » qu'il commande va acheminer vers Rouen puis vers Dunkerque. La manœuvre s'est déroulée correctement.

Viel est un marin chevronné qui connaît bien le parcours qu'il a à accomplir. Les trente-trois hommes qui composent son équipage sont pour la plupart des matelots d'expérience. Et le fait d'être le seul officier à bord n'inquiète pas outre mesure le commandant du Vesper.

Ce bâtiment de la marine marchande de plus de cent mètres de long et qui jauge 5600 tonnes est relativement récent. Il a été lancé le 31 décembre 1897 par les chantiers navals britanniques et baptisé du nom de « Lokoja ».

Mais, vendu en 1899 à la Compagnie des Vapeurs de Charges Français, il change de nom, de port d'attache en ralliant Marseille et navigue dorénavant sous pavillon français.
Alors que s'éloigne doucement les côtes algériennes le capitaine Vieil ne se doute sans doute pas qu'il lui reste moins d'une semaine avant de vivre les heures les plus terribles et dramatiques de sa vie de marin.

Qui voit Ouessant, voit son sang

2 novembre 1903, 3 Heures 00 : au large de l'île d'Ouessant, à bord du Vesper.

vesper2Sur la passerelle de son navire qu'il n'a pas quittée depuis près de douze heures, Viel scrute, à s'en crever les yeux, l'épaisse purée de pois qui enveloppe depuis un bon moment son navire.
La mer est formée et l'officier ne peut se garder de l'angoisse qui le gagne petit à petit. Il sait les dangers de cette mer d'Iroise, hérissées de « cailloux », et agitée de courants.

En ce 2 novembre le capitaine ne peut s'empêcher de frissonner en pensant que c'est aujourd'hui, lendemain de la Toussaint, que l'Eglise catholique commémore ses défunts. Et que parmi eux se trouvent ceux et celles pour qui l'océan devint un jour, peut-être semblable à aujourd'hui, un tombeau. « Qui voit Ouessant, voit son sang » (1) dit le proverbe

Péniblement, le Vesper continue sa route fendant le flot et le brouillard sans qu'on puisse réellement distinguer l'un de l'autre. A intervalle régulier la longue plainte de sa corne de brume tente en vain de trouver un écho à son appel.

Pourtant le capitaine Veil le sait, il devrait maintenant entendre la sirène du phare du Créac'h et voir ses feux. Ce qu'il ignore c'est qu'il s'est détourné de sa route en se dirigeant trop à l'est, et que compte-tenu des conditions atmosphériques il est difficile de percevoir correctement les signaux sonores envoyés depuis la terre.

La présence d'un feu sur la pointe de la jument (Ar Gazec) aurait sans doute pu avertir le patron du Vesper de l'endroit où il se trouvait et du danger qu'il courait. Mais la construction d'un phare à cet endroit ne débutât que l'année suivante et c'est seulement huit ans plus tard, le 15 octobre 1911, que la balise fut totalement allumée.

A 3 heures et demie le Vesper vient se briser sur les rochers de la pointe du Pern.

Très vite le navire gîte dangereusement sur bâbord et n'est plus manœuvrable. De la coque éventrée s'échappe au fil des flots la cargaison chargée à Oran. Quatorze membres de l'équipage embarquent sur un canot de sauvetage, une baleinière qui se met aussitôt à dériver.

Le reste des marins demeure à bord du cargo. Ils seront secourus un peu plus tard et ramenés sains et saufs sur la terre ferme par l'Anaïs, un canot de sauvetage de Lampaul.

2 novembre 1903, 4 heures 00 : Toul al lan - Ile d'Ouessant-

Il est à peine plus de quatre heures, lorsque Rose Héré sort de la maison maternelle de Toul al lan pour se rendre au travail. Depuis quelques temps cette Ouessantine à la quarantaine solide a cessé de se louer comme domestique. Elle est revenue vivre chez sa mère et consacre une partie de son temps à la récolte du goémon.

RoseEn général c'est beaucoup plus tard qu'elle sort travailler. Pourquoi ce matin-là s'est-elle réveillée trois heures plus tôt que d'habitude ? Elle ne sera jamais capable de l'expliquer. Toujours est-il qu'une fois dehors, Rose décide de se diriger vers la pointe du Reniou et là, d'attendre sur la plage de Postoun le lever du jour pour pouvoir commencer sa collecte.

Elle est la fille d'un marin pêcheur ouessantin, Yves Héré et de Marie-Victoire Malgorn son épouse. Elle a vu le jour le 31 janvier 1862. Elle a trois frères et quatre sœurs. Tradition oblige tous les hommes de la famille prennent la mer. Et payent un lourd tribut à l'océan. Yves, le père, périra noyé à la pointe de Feunteim comme l'un de ses trois fils tombé à la mer alors qu'il était matelot sur un bateau pilote.

Rose n'a pas huit ans lorsqu'elle est placée comme bonne dans une famille de Lan Pol où elle servira vingt-trois ans avant de s'engager dans une autre famille.

Ouessant, « l'île aux femmes »

Rose est maintenant arrivée sur la plage. En ce mois de novembre le jour ne s'est pas encore levé. Le brouillard aidant, le vent est tombé, aussi un silence tout à fait relatif règne sur Postoun. Seul le bruit provoqué par le ressac et la sirène de brume de l'île qui corne sans interruption troublent cette fin de nuit.

A quoi peut bien penser Rose à cet instant en marchant sur la grève ? Pense-t-elle à la dure vie des îliennes sur Ouessant ? Beaucoup d'entre elles n'ont pas fréquenté l'école. Les familles sont souvent nombreuses et les bouches difficiles à nourrir. Aussi n'est-il pas rare qu'on envoie les filles, à peine sorties de la petite enfance se louer comme bonnes ou comme filles de labeur auprès de familles aisées. Quant aux garçons tous se tournent vers la mer ; pêcheurs, marins, sauveteurs c'est souvent loin de leur île qu'ils partent. C'est sans doute pour cette raison que Ouessant est surnommée « L'île aux femmes »

Un journaliste français, Victor-Eugène Ardouin-Dumazet, rédige entre 1893 et 1907 un ouvrage en soixante-dix volumes dans lequel il fait un tour de France et qu'il intitule : « Voyages en France ».

En 1894 il fait escale à Ouessant. Voici ce qu'il dit des habitantes de l'île : « (...) De temps en temps nous traversons un hameau désert, pas un homme, tous sont à la pêche. Comme dans les autres îles bretonnes, la femme travaille seule la terre. Les travaux des champs sont finis maintenant, la moisson est achevée, les tas de blé hérissent au loin les terres. Les femmes que nous croisons vont faire paître les jolies petites vaches de l'île. Ces Ouessantines sont grandes, pâles, farouches, dans leur costume noir qui rappelle celui des femmes corses. Les fillettes au contraire portent des fichus de couleurs éclatantes, où le rouge et le vert dominent. Rouen doit avoir un important débouché à Ouessant pour ses impressions d'indiennes.

La plupart de ces femmes sont maigres, ridées et osseuses, aux yeux caves ; elles doivent leur aspect à leur rude existence, aux travaux des champs, à la récolte du varech qu'il faut arracher à la lame et dont elles portent des faix sous lesquels ploieraient des hommes vigoureux. Ajoutons à cela une hygiène mal entendue, une nourriture insuffisante et l'on comprendra l'aspect maladif de ces îliennes...»


Rose est prête à affronter le diable

Le jour commence à se lever sur la plage. C'est l'heure où lentement la lumière chasse les ténèbres donnant à la nature un aspect souvent fantasmagorique. Ici, ce rocher, très banal en plein jour, peut faire penser à un géant sortant de l'eau ; là-bas ne sont-ce pas quelques korrigans inquiétants qui courent sur la lande en poussant de petits cris aigus ? Non. Simplement un buisson de genêts qui ondule sous la brise marine survolé par un goéland qui raille (2).

Tout à coup Rose se fige. Elle vient d'entendre comme une plainte. Comme un râle irréel dont elle est incapable de situer l'origine. Elle a beau faire, la semi-obscurité et ce maudit brouillard l'empêchent de distinguer quoique ce soit. A grands coups de talon, elle frappe le sol pour en détacher des pierres dont elle se remplit les poches.

A André Savignon (3) qui, trois ans plus tard, est venue l'interroger sur son aventure, elle raconte : « Je croyais que c'était le diable ! Bon ! Je pensais : si le diable vient ici, qu'est-ce qu'il aura avec moi ! »

Malgré sa crainte qu'elle refuse voir se transformer en terreur, Rose se dirige vers l'endroit d'où lui semble venir ces plaintes étranges. Mais maintenant elle ne perçoit plus que le bruit des vagues et le son de la corne de brume.

Elle appelle. Rien ! Sa voix parait ne pas pouvoir franchir le mur de brouillard qui se dresse devant elle. Elle appelle encore. Rien ! Nouvel appel.

Là ! Elle croit percevoir un écho à son cri. Elle approche plus près de l'eau au risque d'y tomber en glissant sur les rochers humides. Et soudain à une centaine de mètres du rivage surgit de la brume une barque à la dérive.

A André Savignon, elle continue son récit : « En voyant le bateau, je demandais : - Qui êtes-vous ? - Naufragés du Vesper, qu'ils firent. Quand j'entendis qu'ils parlaient français, j'ai vu qu'il y avait du bon. »

vesperRose connaît parfaitement ce coin de la côte, et quand elle comprend que les occupants de la baleinière tentent de s'approcher, elle essaie de les dissuader. L'endroit est trop dangereux. S'ils continuent à avancer leur embarcation va venir se fracasser sur les brisants. Ils doivent contourner la pointe. Mais les marins ne comprennent pas et continuent d'avancer.

Si elle n'agit pas rapidement, elle le sait, les hommes du Vesper ne vont plus pouvoir entendre les conseils qu'elle leur hurle et dont de toute manière ils semblent ne tenir aucun compte. Plus tard, elle comprendra que les malheureux ne percevaient que des bribes de ce qu'elle leur criait.

Le temps est compté. S'ils se laissent entraîner par le courant ils risquent d'aller s'échouer sur les nombreux récifs de cette côte et dans ce cas là...

Rose, la femme qui n'a jamais peur

En un instant elle se décide. Elle saute à l'eau pour rejoindre le canot. On lui lance un bout qu'elle finit par attraper après l'avoir raté sept fois.

Elle perd pied dans un trou d'eau et disparaît de la vue des naufragés. Mais elle ne lâche pas le filin. Elle remonte à la surface, pour disparaître à nouveau avant de réapparaître. A la force des poignets elle se hisse enfin à bord en s'accrochant à une gaffe qu'on lui a tendue.

Elle raconte : « C'était une grande chaloupe blanche et noire. Elle faisait eau ; trois hommes pompaient sans arrêter. Il y avait cinq malades à bord et une figure noire (un nègre – sic-), en tout, quatorze hommes (...) Une fois embarquée, ils ont voulu savoir qui j'étais et ce que je faisais. « Vous n'avez pas peur sur la mer ? » qu'ils demandaient. « Non je n'ai pas peur, jamais. » « Oh ! Alors, vous êtes bonne avec nous. Et ils se mirent à rigoler et à dire des blagues parce que j'étais une femme.»

Assise à côté du barreur, elle dirige le bateau le long de la côte jusqu'à Pen ar Roch où tous débarquent.

Et Rose rentre chez elle. « Tous les matelots vinrent me dirent bonjour avant de partir de l'île. Mais je ne sortais plus parce que je ne pouvais pas marcher...Mon sabot que j'avais perdu, donc !(...) Et puis ma jambe était toute ''dilustrée''...Après j'ai été enrhumée pendant huit mois. »

Cet acte de courage vaut à Rose Héré une célébrité nationale. Elle reçoit de nombreuses récompenses : médailles, distinctions et argent ce qui lui permettra de vivre confortablement le reste de son existence avec Pierre-Marie Gélébart, un agriculteur, qu'elle épousera le 24 mai 1910.

Le 13 janvier 1945, Rose quitte cette vie terrestre.

Mais qui sait ? Peut-être que du côté d'Ouessant, lors de certaines aubes de brouillard, des promeneurs matinaux ont l'impression d'entendre des cris venant de la pointe du Reniou.

L'océan aurait-il gardé la mémoire de Rose hélant les marins du Vesper ?

Philippe KLEIN

Notes :

1 - « Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine, qui voit Sein voit sa fin et qui voit Groix voit sa croix » Pour sa part, dans ses « Mémoires d'Outre-Tombe » Chateaubriand évoque ce proverbe breton en écrivant : « Qui voit Belle-Ile voit son île (...) qui voit Groix voit sa joie » ! Irène Frain, quant à elle écrit dans un article paru dans Paris-Match du 15 août 2009 que sur ce dernier point ses parents défendaient chacun une thèse différente : « Croix » pour sa mère, Bretonne du littoral, « Joie » pour son père, Breton de l'intérieur. Le débat reste ouvert.

2 - Cri du goéland dont on dit aussi qu'il « pleure » et en breton pleurer se dit «gouelan »

3 - Ecrivain et journaliste français (1878 – 1947) qui obtint pour son roman : « Filles de la pluie, scènes de la vie ouessantine » le prix Goncourt 1912.

Sources :
Les sites Agoravox, Wikisource, Atlas Ponant
La société d'archéologie maritime du Morbihan
« Fille de la Pluie » de André Savignon
« Voyage en France » de Victor-Eugène Ardouin-Dumazet
« Mémoires d'Outre-Tombe » de François René de Chateaubriand
« Iles bretonnes jamais soumises » de Irène Frain : parismatch.com publié le 15 août 2009
« Femmes d'exception en Bretagne » de Chloé Chamouton – éd. Le Papillon Rouge (2013)