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Dans une des archives télévisées présentées dans le documentaire, on voit Bernard Pivot buter sur le mot « agricultrice » ; « ça va mieux avec agriculteur » se croit-il obligé de préciser à l'adresse d'une jeune femme venue défendre la cause de ses consoeurs paysannes.

On est en 1982 ; tout est dit. Les femmes ont tardé et souffert pour s'imposer dans le monde agricole français.

C'est cette histoire de luttes et d'espoirs que Delphine Prunault a voulu montrer dans « Moi, agricultrice », film réalisé autour de témoignages des pionnières de la lutte, militantes des années 60/80, et de leurs héritières du 21ème siècle.

Des femmes déterminées rencontrées très largement en Bretagne et dans les Pays de la Loire, des terres certes agricoles, mais aussi lieux du combat syndical.

 

La documentariste Delphine Prunault est originaire d'Ille-et-Vilaine. C'est dit-elle « la première fois [qu'elle] s'autorise à parler à la première personne » dans un de ses films. Une position assumée parce que cette histoire c'est d'abord celle de sa grand-mère maternelle. Denise, à qui est dédié le film, était cultivatrice à Ercé-en-Lamée et, enfant, Delphine Prunault y a côtoyé les Thérèse, Monique et autre Clarisse, ces femmes « discrètes et pudiques qui ne se plaignaient jamais ». Au-delà de l'hommage personnel qu'elle veut rendre à sa grand-mère, la réalisatrice la voit comme « un symbole de toute une génération de femmes sacrifiées, de travailleuses au noir » qui ne furent durant toute leur existence professionnelle que des « femmes de ».

Des femmes victimes d'un « oubli politique »

C'est précisément ce qui a fait se lever Michou Marcusse rencontrée dans les Landes. Le jour où un agent du recensement lui a appris qu'elle entrait dans la case « sans profession » la jeune femme qu'elle était alors s'est rebellée se considérant plutôt comme ayant « cent professions ». Delphine Prunault l'a choisie pour son âge, 91 ans, qui se rapproche le plus de celui qu'aurait aujourd'hui sa grand-mère décédée. C'est une des pionnières du film qui disent combien le combat pour la place des femmes en agriculture est récent.

crolaisLa première émancipation qu'elles doivent conquérir est d'abord d'ordre privé : mettre fin à la cohabitation avec les beaux-parents. Avant même de revendiquer un statut professionnel et tout ce qui va avec dont le droit à une retraite décente, elles vont, explique la réalisatrice « améliorer leurs conditions de vie et notamment leur habitat, puis se former, apprendre la comptabilité, etc. » Ce n'est que dans les années 1980 que viendront les revendications sur le statut qui aboutiront en 2010 à la création des GAEC entre époux. « Ce n'est plus 1+1=1 mais c'est enfin 1+1=2 – dit encore Delphine Prunault – chacun.e est chef.fe d'exploitation à part entière ! »

« Je n'hésite pas à parler d'oubli politique » défend la documentariste, admirative de ces femmes qu'elle a pris le temps découter, ce qui ne leur était pas si souvent arrivé. « On ne leur avait jamais vraiment donné la parole ; elles étaient contentes de pouvoir dire toutes ces choses ». Des Côtes d'Armor à l'Anjou, de la Loire Atlantique à la Vendée, elle dit avoir voulu « raconter le décalage entre leurs engagements, leur abnégation, leur implication et... la loi ».

Des Bretonnes en premières lignes de la revendication

Des groupes dédiés aux femmes existent pourtant dans les syndicats depuis longtemps ; la FNSEA a lancé une commission nationale sur cette question dès le milieu des années 50. Le Centre des Jeunes Agriculteurs a favorisé l'implication des femmes ; c'est ainsi que la Costarmoricaine Anne-Marie Crolais a débuté son action militante. Néanmoins, on les a peu vues aux postes à responsabilité.

Aujourd'hui, une femme, Christiane Lambert, se trouve à la tête du syndicat agricole le plus puissant et des quotas ont été instaurés pour les élections aux Chambres d'Agriculture. Un agriculteur sur trois est une femme et elles représentent 25% des cheffes d'exploitation et 45% des élèves des lycées agricoles. Mais le combat ne semble pas gagné pour autant.

nadegeC'est Nadège Herbel, la vigneronne d'Anjou qui soulève le problème dans le documentaire de Delphine Prunault. Femme divorcée avec trois enfants à charge, elle peine à développer son exploitation comme elle en rêve. « Les jeunes femmes doivent lever des obstacles comme la méfiance des banques ou celle des propriétaires qui ont du mal à leur céder du foncier – explique la réalisatrice – non, la bataille n'est pas gagnée ! » Mais, ajoute-t-elle, tout en sachant que la partie sera difficile, ce sont désormais les femmes elles-mêmes qui choisissent ce métier « par passion » et avec une « détermination impressionnante » et non plus parce que c'est celui du mari.

Pour écrire son film, Delphine Prunault s'est entretenue avec quatre-vingts femmes, en a rencontrées une quinzaine et en a retenues neuf présentes à l'écran, toutes des femmes de l'Ouest de la France dont plusieurs bretonnes. 

« Je voulais ancrer mon film dans mon histoire personnelle – dit-elle – et très vite je me suis rendu compte que la Bretagne avait connu des femmes particulièrement mobilisées. Ça fait deux ans que je me suis engagée dans cette histoire et je ne compte pas m'arrêter là ! » Cette « matière énorme » qu'elle a amassée, elle envisage aujourd'hui d'en faire un film plus long destiné au cinéma et sans doute un livre. Pour que la voix de toutes les Denise et de leurs filles et petites-filles puissent encore résonner longtemps par-delà la campagne bretonne.

Geneviève ROY

Pour aller plus loin :

Le documentaire « Moi, agricultrice » de Delphine Prunault sera diffusé sur la chaine LCP-Public Sénat le mercredi 23 février à 20h 30 dans l'émission Débatdoc et sera suivi d'un débat en présence de Delphine Prunault avec Clémentine Comer, sociologue de l'université Rennes 1, et Edouard Lynch, historien de l'université Lyon II. Le film sera ensuite en rediffusion le samedi 26 février à 11 h et le mercredi 2 mars à 0h30 puis sur France 3 Pays de la Loire le jeudi 3 mars à 23h. Ensuite on pourra le retrouver en replay sur LCP et la plateforme de France TV

Samedi 26 février le cinéma d'Erquy dans les Côtes d'Armor propose une diffusion à 17h suivie d'un débat en présence de la réalisatrice.

Le film sera également programmé à l'Eco-musée de la Bintinais à Rennes le 14 mai par la cinémathèque de Bretagne

Photos : 1 – Delphine Prunault, réalisatrice ; 2 Anne-Marie Crolais agricultrice en Côtes d'Armor et 3 Nadège Herbel, vigneronne en Anjou, photos extraites du film