Elle qui s'intéresse depuis longtemps aux « femmes invisibles » le défend avec fermeté ; malgré leur invisibilité les femmes ont toujours réussi à transmettre, « et pas seulement des recettes de cuisine ! »

Durant quatre ans, elle a travaillé sur un projet dont l'épilogue ce printemps prend la forme d'un «  très beau livre d'art ».

Des textes et des illustrations signés Sophie Degano qui explorent à travers une quarantaine de témoignages d'hommes et de femmes de l'ombre la transmission mais aussi les transgressions.

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Le projet de Sophie Degano prend racine dans sa précédente aventure, « Grâce à elles » un travail sur les femmes invisibles de l'Histoire. A partir de cette recherche, la plasticienne finistérienne s'est posé de nouvelles questions : comment transmettons-nous, que souhaitons-nous transmettre, qu'avons-nous transgressé ? Parce que pour elle « il n'y a pas de petite vie ni de petite histoire, il y a un fil rouge qui lie tout un chacun dans la transmission et la transgression ». Et bien sûr, ce qui l'intéresse c'est de rester proche de ces invisibles qui sont « pas ou peu écouté-es ».

« Ma grand-mère m'a transmis la charité »

C'est d'abord dans un EHPAD, à Lanmeur, près de chez elle, que Sophie Degano s'est invitée régulièrement durant un an pour écouter les résidents et résidentes. Une première expérience (exposée à Morlaix en 2018) enrichie d'un deuxième travail identique auprès de personnes en hébergement d'urgence à Brest. Toutes celles et tous ceux qui ont accepté de rencontrer l'artiste avaient, dit elle, un point commun : le désir de raconter leur histoire pour « que ça puisse aider, servir d'exemple ».

Quand on parle de transmission, on dit aussi les frustrations, reconnaît Sophie Degano. « Souvent, on me parlait surtout de ce qu'on n'avait pas transmis, pas pu ou pas su faire, de ce qu'on aurait peut-être dû transmettre ; ce sont des constats de vie et il faut une certaine forme de courage des fois pour transmettre... ».

« Moi, ce que je veux transmettre à mes petits-enfants c'est apprendre à se défendre » affirme un homme tout juste sorti de prison. « Ma mère ne m'a jamais transmis le contact physique, c'est cette tendresse que j'aurais aimé avoir et qui m'a manqué » affirme une maman comme une excuse à sa relation « trop tendre » avec ses garçons. Une autre évoque sa grand-mère « bonne comme du bon pain » qui lui a « transmis la charité »... « Ça parle de tout » dit Sophie Degano, d'amour, de guerre, d'histoires de famille... et en arrière fond, on entend les secrets, ce qu'elle appelle « les non dits qui se cumulent au fil des générations et qu'on n'a pas réussi à nettoyer... »

L'artiste se dit bienveillante envers ces hommes et ces femmes, soucieux-ses de « bien faire » qui deux heures durant se sont livrés, mettant parfois des mots pour la première fois sur ce qui fait leur histoire. « C'était très enrichissant – dit-elle – et parfois étonnant. Je ne faisais pas que les écouter, je dirigeais la conversation pour aller là où je voulais que ça aille et à la fin, ils avaient besoin que je leur dise que c'était bien ! »

« Est-ce qu'on transmet les mêmes erreurs ? »

« Dans la transmission – affirme Sophie Degano – il peut y avoir une forme de reconnaissance ». Ces hommes et ces femmes qu'elle a pris le temps d'écouter lui ont aussi transmis beaucoup. L'envie de porter leur parole, bien sûr, mais aussi de dire plus largement : la vie passe vite, n'attendons pas ! Et la vie prend parfois des tours inattendus, comme le suggèrent les témoignages des femmes et des hommes des centres d'hébergement. « Même quand on a perdu beaucoup de choses, il reste l'espoir de transmettre et je trouve ça beau - dit-elle - Ça permet aussi de comprendre comment tout peut s'effondrer du jour au lendemain » et peut-être de ne plus regarder de la même façon « cette personne assise dans la rue qu'on essaie d'éviter »...

Sophie2Si l'artiste a mis en perspective transmission et transgression, c'est parce qu'elle estime « qu'on ne transgresse que ce que l'on nous a transmis. » Peut-être aussi parce que là encore ce sont les frustrations qui restent, ce que l'on n'a justement pas osé transgresser. « Il y a des transgressions qui peuvent être positives – dit-elle – et certaines qui nous emmènent un peu plus loin ». C'est cette femme qui se souvient de ses pointes de vitesse à 180 km/h sur l'autoroute ou cette autre qui portait crânement des pantalons quand ce n'était pas encore autorisé aux femmes, cette autre encore qui arborait une croix de Lorraine cachée sous son pull au nez et à la barbe de l'occupant Allemand. Mais ce sont aussi toutes ces histoires d'alcoolisme, celui du père, celui de la mère, qui planent sur tant de vies ... transmission ou transgression de la société ? « Est-ce qu'on transmet les mêmes erreurs ? » s'interroge une femme.

Les rencontres de Sophie Degano se sont achevées en février 2020, juste avant le premier confinement. Une chance, reconnaît celle qui a mis à profit le reste de l'année pour écrire à la première personne du singulier une vingtaine de témoignages anonymes illustrés de ses gravures qui rejoignent les précédents textes, dessins et collages. L'EHPAD de Lanmeur, le centre des Ajoncs et le Foyer du Port de Brest se retrouvent aujourd'hui dans un unique livre d'art et dès que possible une exposition itinérante, mais le projet pourrait encore circuler car l'intérêt de Sophie Degano pour la transmission ne s'émousse pas. « Je crois – dit-elle – que c'est ce qui nous suit toute notre vie, le désir de transmettre. Si on a des enfants, bien sûr, mais si on n'a pas d'enfants, on va essayer de transmettre d'une autre façon.» Pour elle, les prochaines rencontres pourraient avoir lieu avec des détenu-es, des migrant-es ou pourquoi pas des habitant-es des îles bretonnes...

Geneviève ROY

Pour aller plus loin : Transmission, transgression – textes et illustrations de Sophie Degano – conception et réalisation graphique de Nina Sauer et Sophie Degano – éditions Ex-Voto – participer à la souscription : ici