Romantisme et tragédie sur scène et au-delà

 

En ce matin du samedi 17 nivôse de l'an 6 du calendrier républicain, jour de l'Epiphanie (6 janvier 1798) c'est un étrange cortège qui s'arrête devant une auberge située, semble-t-il, rue de la Comédie à Lorient*.

Il s'agit de comédiens qui parcourent les routes de Bretagne au gré des engagements que les théâtres veulent bien leur proposer. Une charrette tirée par une paire de pauvres bœufs, quelques adultes et deux très jeunes femmes enceintes constituent cet équipage. Quelques jours plus tard, la plus jeune des comédiennes, elle a dix-sept ans, met au monde une fille : Marie Amélie Thomase Delaunay.

De "Boulotte" à Dorval

La petite Marie n'a que quatre ans quand elle monte pour la première fois sur les planches. Ce siècle a deux ans : Hugo voit le jour à Besançon et Dumas pousse son premier cri à Villers-Cotterêts. Un an plus tard Marie est abandonnée par son père et reste seule avec sa mère.

Nous les retrouvons à Lille ; Marie a treize ans. Sous le nom de Bourdais, le patronyme de son oncle, elle se produit dans des comédies où elle interprète d'abord des rôles d'enfants. On la connaît aussi sous le pseudonyme de « Boulotte », allusion évidente à un physique quelque peu enrobé.

Durant deux ans la mère et la fille parcourent, de théâtre en théâtre, le grand ouest de la France : Laval, Saint-Malo, Rennes, Le Mans mais aussi Pau, Bagnères, Tarbes... En 1813 les deux femmes reviennent à Lorient.

Février 1814 : l'Empereur remporte sa dernière victoire à Montereau. Chant du cygne pour l'aigle bientôt déchu. Deux mois plus tard ce sera l'île d'Elbe. Napoléon redevient Bonaparte... il abandonne le nom qui le fit connaître de tous...

... en épousant le 4 février Allan, un des membres de la troupe à laquelle elle appartient, Marie Bourdais devient Marie Dorval... elle gagne le nom qui la fera connaître de tous.

dorvalLe 19 juillet de la même année, elle donne le jour à Louise et le 30 octobre 1815 à Gabrielle. En 1816 le Théâtre de Strasbourg propose au couple un contrat intéressant. Toute la famille, y compris la mère de Marie, part pour l'Alsace. C'est durant ce séjour sur les rives du Rhin que décède, frappée par la tuberculose, la mère de Marie.

En dépit de ce dramatique événement la jeune femme continue de jouer et remporte dans la capitale alsacienne un joli succès. En 1818 elle décide de tenter sa chance à Paris.

Des débuts parisiens difficiles

Cette année-là une adolescente rebelle au caractère bien trempé arrive elle aussi dans la capitale et entre en pension au Couvent des Dames Augustines Anglaises. Elle se nomme ainsi qu'elle aime à le rappeler dans ses jeux : Aurore Amantine Lucile Dupin de Francueil... de Saxe ! Future Baronne Dudevant, nous la connaissons beaucoup mieux sous le pseudonyme de George Sand.

Pour Marie Dorval commencent alors des années difficiles. Potier** qui l'a remarquée à Strasbourg la fait engager au Théâtre de la Porte Saint Martin qu'il vient lui-même d'intégrer. Mais Marie reste cantonnée à des rôles sans éclats.

Allan, à peine sont-ils installés à Paris, est parti pour Saint-Pétersbourg attiré par un contrat jugé intéressant. Mais peu de temps après son arrivée sur les bords de la Neva il meurt. Marie a vingt ans, deux filles et elle est veuve. Elle mène une vie sentimentale agitée.

1821 : Hugo fait paraître son premier recueil de poésie : « Odes » et se voit octroyer une pension de mille francs par Louis XVIII ; à Nohant s'éteint le 26 décembre Marie Aurore de Saxe la grand-mère de la future George Sand. Elle a eu le temps de lui faire découvrir Rousseau mais aussi Aristote, Montesquieu, Pascal, Virgile, Dante, Shakespeare... Marie, elle, met au monde une troisième fille fruit de ses amours avec Alexandre Piccini, compositeur en renom et ancien Chef d'Orchestre attitré du Théâtre de la Porte Saint Martin.

En 1822 Marie Dorval est remarquée pour son interprétation de Thérèse dans un mélodrame de MM Boirie, Carmouche et Poujol : « Les deux forçats ». Cinq ans plus tard c'est la consécration absolue ! Marie Dorval triomphe dans la pièce : « Trente ans ou la vie d'un joueur » aux côtés de Frédérick Lemaître célébrissime acteur que Prévert bien plus tard immortalisera dans son film : « Les enfants du Paradis » sous les traits de Pierre Brasseur.

Le triomphe et les amours

Devenue une véritable étoile, merveilleuse tragédienne, magnifique amoureuse, Marie rayonne et éblouit le Tout-Paris. Victor Hugo dira d'elle : « Elle n'est pas belle... elle plus que belle ! » On joue la première de sa pièce : « Cromwell » dont la préface fait scandale en s'opposant aux conventions classiques telles que l'unité de temps et l'unité de lieu et devient le manifeste du Théâtre Romantique dont Marie Dorval sera l'égérie.

MariedorvalDumas, pour sa part, fait jouer sa deuxième pièce : « La noce et l'enterrement » et publie trois nouvelles : « Blanche de Beaulieu ou La Vendéenne », « Laurette ou le rendez-vous » et « Marie ».

A Nohan Aurore Dupin, Baronne Dudevant par son mariage, entame une liaison avec Stéphane Ajasson de Grandsagne. Cette aventure sentimentale met en péril son mariage. Alfred de Vigny qui a rang de capitaine quitte l'armée et prépare son entrée dans le monde littéraire.

En 1829 Marie épouse Jean Toussaint Merle, journaliste, auteur dramatique et nouveau directeur du Théâtre de la Porte Saint Martin qu'elle trompe rapidement en devenant la maîtresse d'Alexandre Dumas***

Les 27, 28 et 29 juillet 1830 Paris se soulève. Ce sont les « Les Trois Glorieuses ». Trente-deux ans après Hugo évoquera ces moments en mettant dans « Les Misérables » Marius et Gavroche sur les barricades. Le 2 août Charles X, dernier des Bourbon régnant, abdique. Le 9 il n'y a plus de Roi de France mais un Roi des Français : Louis-Philippe. C'est le début de la Monarchie de Juillet.

En septembre Alexandre Dumas présente Alfred de Vigny à Marie***. Ils deviendront amants quelques temps plus tard. Leur liaison est passionnée, tumultueuse. Alfred est jaloux comme un tigre. Marie le quitte pour Jules Sandeau qui fut quelques années auparavant amant fou de George Sand.

Le 17 août 1838, Alfred de Vigny, qui de son côté est tombé amoureux d'une jeune américaine de vingt ans : Julia Dupré, note dans son agenda ce simple mot : « Rupture ». Jules et Marie rompront en 1840.

George Sand lui avait écrit en 1833 après l'avoir vu jouer pour lui dire son admiration. Il s'est noué entre les deux femmes une amitié tendre... très tendre diront certains. Dans une de ses lettres à Laure Decerfz George écrit : « Je vois dans une intimité tutoyante Madame Dorval (...) Ce n'est pas une amie que je puisse te comparer à coup sûr, aussi puis-je te dire que j'en suis folle, sans rien ôter à ma tendresse pour toi... »

L'auteure berrichonne lui offre le premier rôle de sa pièce : « Cosima » qu'elle interprète à la Comédie Française le 29 avril 1840. La critique éreinte la pièce. Il n'y aura que sept représentations. Mais ce n'est pas la première fois que Marie se trouve sur la scène de « La Maison de Molière »

La pauvreté et la mort

Cinq ans avant, Hugo, Vigny, Dumas se sont battus pour qu'elle joue au Français. Et là c'est un triomphe. La pièce ? « Chatterton » d'Alfred de Vigny. Marie y est bouleversante. Louis Philippe qui à l'origine aurait préféré voir Mademoiselle Mars tenir le rôle de Kitty Bell fait porter à Mademoiselle Dorval, le soir de la première, une gerbe de fleurs.

Incontestablement Marie Dorval demeurera l'une des plus grandes artistes dramatiques du 19ème siècle. Elle aura joué les plus grands auteurs du temps : Victor Hugo, Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, George Sand et tant d'autres célèbres à l'époque et moins connus aujourd'hui. Elle aura aussi été une grande amoureuse. Enfin elle sera restée toute sa vie une femme indépendante et libre.

tombedorvalMarie se meurt, pauvre, le 20 mars 1849. Elle a cinquante et un ans. Elle ne s'est jamais remise de la mort de Georges son petit-fils adoré à l'âge de quatre ans et demi. Dumas est à son chevet et passe la nuit à trouver les cinq cents francs qui lui permettront de payer une tombe provisoire et éviteront à Marie la fosse commune.

René Luguet, gendre et ancien amant de la comédienne se débat dans les mois qui suivent pour obtenir les fonds qui permettraient l'inhumation de Marie Dorval dans la tombe de son petit-fils. On donne des représentations théâtrales. Las ! Les huissiers saisissent les recettes. Marie était terriblement endettée.

Dumas, encore lui, apprend les difficultés dans lesquelles se débat le malheureux René. Il publie dans le journal « Le Mousquetaire » une lettre à George Sand faisant appel à la générosité des lecteurs. Ca marche ! Cinq ans après son décès on exhume le corps de la tragédienne et elle rejoint son petit-fils.

Le rideau peut enfin définitivement tomber. Marie et Georges reposent au cimetière Montparnasse.

Philippe KLEIN

 

* - Cette rue de la Comédie est aujourd'hui baptisée rue Auguste Nayel pour une partie et rue Marie Dorval pour une autre. Un théâtre y fut construit en 1772 et détruit pendant les bombardements de janvier 1941. Selon certaines sources (Télégramme de Brest) l'auberge où naquit Marie Dorval se situait dans cette rue. Clin d'œil du destin ?

** - Charles Gabriel Potier né le 23 octobre 1774 et mort à Paris le 20 mai 1838 est un comédien qui fut célèbre dans l'emploi des comiques de vaudevilles.

*** - Si les biographes de Marie Dorval s'entendent à confirmer la liaison de la comédienne et de l'écrivain, ils divergent sur la chronologie des événements. Pour certains Marie aurait eu une aventure avec Dumas qui lui aurait ensuite présenté Vigny au charme duquel elle aurait succombé, pour d'autres Mademoiselle Dorval aurait trompé Alfred de Vigny avec l'auteur des « Trois Mousquetaires »

 

Sources :

« Mademoiselle Mars et Marie Dorval » sur le blog de Jacqueline Baldran
« Les carnets d'Eimelle : Marie Dorval ».
Marie Dorval et George Sand
« Marie Dorval, grande interprète du théâtre romantique » http://chrisagde.free.fr/histemprestrep/mariedorval.htm
« Femmes d''exception en Bretagne : Marie Dorval » Chloé Chamouton – Le Papillon Rouge Editeur –
« George Sand – La lune et les sabots » Huguette Bouchardeau – Editions Robert Laffont –
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