autoportrait

Certaines de ses toiles les plus connues se trouvent aux musées de Kharkiv, Soumy ou Dnipro, actuellement sous les bombes.

Triste image de ce qui reste de la mémoire de Marie Bashkirtseff dont la biographie signée Colette Cosnier vient d'être rééditée aux Presses Universitaires de Rennes.

Qu'est-ce qui dans les années 1970 a donné envie à l'enseignante et écrivaine rennaise de s'intéresser à cette jeune peintre ukrainienne, morte à 25 ans ?

Précisément le fait que son Journal, publié deux ans après sa mort, avait été amputé de tout ce qui faisait d'elle une femme moderne et audacieuse, déterminée à trouver sa place dans le monde.

 

 

Deux livres récemment parus invitent à découvrir ou redécouvrir le parcours et les engagements de Colette Cosnier, enseignante à Rennes 2 et écrivaine, décédée en 2016. L'occasion pour l'association Histoire du Féminisme à Rennes de mettre le focus sur cette figure rennaise. Le 16 mars dernier c'est donc Patricia Godard, autrice de Colette Cosnier, un féminisme en toutes lettres aux éditions Goater mais aussi André Hélard, mari de l'enseignante, qui tenaient table ronde à la MIR.

L'oeuvre littéraire de Colette Cosnier peut se lire comme « une filiation matrimoniale ». Par ces termes, Justine Caurand, de l'association Histoire du Féminisme à Rennes, animatrice des échanges, a voulu mettre en avant les grandes figures féminines sur lesquelles l'écrivaine a entre autres travaillé, des femmes qui «  à des époques différentes ont exprimé des convictions féministes ».

La première, Marion du Faouet, cheffe de brigands bretonne du 18ème siècle, lui a inspiré une pièce de théâtre, véritable « manifeste féministe » selon Patricia Godard. La question posée par Marion est celle que se posera Colette Cosnier tout au long de sa vie qu'il s'agisse de ses livres ou de ses cours à l'université : où est la place des femmes ? Il y aura ensuite la rennaise Louise Bodin dont la biographie La Bolchevique aux bijoux sera rééditée l'an prochain aux PUR. Entre les deux, il y eut Marie Bashkirtseff.

 

Une « révolte contre les limites

imposées à la condition féminine »

 

Comment Colette Cosnier en est-elle venue à s'intéresser à cette jeune femme oubliée, née à Poltava, dans cette Ukraine qui fait alors partie de la Russie, et vivant en France où elle meurt de tuberculose en 1885 ? « Comme tout se tient dans l'oeuvre de Colette – répond André Hélard, son mari – elle est arrivée à Marie Bashkirtseff par son enseignement. »

Pour son cours intitulé « le journal intime au féminin », l'enseignante a sélectionné deux ouvrages : le journal d'Anaïs Nin et un tome du journal de Virginia Woolf. Elle en cherche un troisième et se souvient de ce livre qu'elle a lu adolescente, le Journal de Marie Bashkirseff. Elle contacte l'éditeur français et retrouve quelques exemplaires qu'elle confie à ses étudiant.es. Très vite, Colette Cosnier n'est pas à l'aise avec ce récit. Ce qui lui a échappé à quinze ans lui saute alors aux yeux. « Elle avait l'impression que quelque chose sonnait faux – poursuit André Hélard – et comme elle était obstinée, elle a entrepris de retrouver le texte original. »

helardLes cahiers originaux du journal de Marie Bashkirtseff sont au nombre de quatre-vingt quatre et ont été déposés à la Bibliothèque Nationale. Désormais, chaque semaine Colette Cosnier prendra le train pour se rendre à Paris, épluchant scrupuleusement les manuscrits et notant soigneusement tous les passages qui ont été supprimés ou modifiés avant publication, tout ce qui dans les écrits de la jeune fille « était révolte contre les limites imposées à la condition féminine ».

« Un portrait sans retouches » c'est ainsi qu'elle sous-titrera la biographie qu'elle consacre à la jeune peintre ukrainienne. Et l'expression a toute son importance. Car la jeune femme, sorte d'adolescente idéale, romanesque et un brin naïve, que montre son Journal a peu de choses à voir avec la vraie Marie dont les écrits « sans retouches » laissent plutôt entrevoir une jeune femme moderne et audacieuse, pleine d'ambition, qui évoque ouvertement sa sensualité voire sa sexualité.

 

« Avec des jupes,

où voulez-vous qu'on aille ? »

 

« Mon intuition ne m'a pas trompée – écrit avec enthousiasme Colette Cosnier – Ce que je découvre est accablant tant il révèle une entreprise concertée de censure. Des passages entiers ont été supprimés, des pages ont été arrachées, des paragraphes refaits, des mots changés, des phrases ont été coupées, transformées, des personnages essentiels sont purement et simplement escamotés ! »

Ce qui a conduit à cette censure semble assez clair. C'est le message que Marie Bashkirtseff exprime en filigrane au fil des jours. « La prise de conscience qu'elle fait très rapidement de la différence de traitement entre la jeune fille qu'elle est et les garçons du même âge, la difficulté qu'elle a à accéder à une véritable instruction, le manque de liberté lui fait dire : je voudrais être un homme parce que pour être libre il faut être une homme ! » résume André Hélard. « Je sais que je pourrais devenir quelqu'un – écrit la jeune peintre – mais avec des jupes où voulez-vous qu'on aille ? »

Et pour Marie Bashkirtseff qui rêve d'une carrière d'artiste, la peine est double. Elle subit des empêchements en tant que femme non seulement dans sa vie quotidienne et sociale mais aussi dans la pratique de son art. Elle aime le dessin et veut devenir peintre mais elle n'a pas sa place à l'école des Beaux-Arts où les filles ne sont pas admises.

livrePUREt si elle obtient que sa famille l'inscrive dans un cours privé, l'Académie Julian, elle souffre de la critique très misogyne et de l'impossibilité de participer aux salons où ses œuvres pourraient être vues. Elle rêve du jour où elle sera « une femme devenue quelque chose malgré tous les désavantages dont la comble la société. »

 

« Et elle est où,

la place d'une femme ? »

 

Difficile pour ses proches – ses parents sans doute – d'accepter que de tels propos soient publiés après sa mort. Une jeune fille, réputée pure, ne peut ni parler de son corps ni vouloir rivaliser avec les hommes. Son Journal édulcoré aura ainsi été lu pendant des dizaines et des dizaines d'années ; Colette Cosnier disait l'avoir lu « comme à peu près toutes les adolescentes de sa génération ».

Pour la couverture de la réédition du Portrait sans retouches, André Hélard et les PUR ont choisi un tableau de Marie Bashkirtseff, l'Autoportrait à la palette. La jeune femme s'y représente dans son atelier, le seul endroit où elle peut enfin être elle-même. «  C'est son affirmation  - insiste André Hélard – sa façon de dire : je suis peintre moi aussi et c'est comme ça que je veux que vous vous souveniez de moi ! »

Elle qui écrivait dans son (vrai) journal : «  laissons la femme à sa place, nous dit-on ; et elle est où sa place, je vous prie ? » fait écho à Marion du Faouet dans la bouche de laquelle Colette Cosnier a mis des mots semblables : « et elle est où la place d'une femme ? » Son œuvre aura permis de redonner à quelques-unes d'entre elles une place bien méritée.

Geneviève ROY

Pour aller plus loin :

Marie Bashkirseff, un portrait sans retouches de Colette Cosnier – réédition 2022 Presses Universitaires de Rennes

Colette Cosnier, un féminisme en toutes lettres de Patricia Godard, éditions Goater 2022