Voilà longtemps que Jessie Magana s'intéresse aux combats féministes et y participe notamment par son travail auprès des plus jeunes, dénonçant au fil de ses publications le sexisme et les inégalités comme elle s'attaque aux discriminations de toute sorte.

Son dernier roman, Nos Elles déployées, met en scène trois générations de femmes d'une même famille mêlant sans cesse, comme le proclamait  un vieux slogan féministe, l'intime et le politique.

Mais pas question pour elle d'écrire l'histoire des luttes féministes des années 70 à nos jours ; elle veut plutôt s'interroger sur la façon dont on se construit et devient femme dans un milieu militant bien déterminé à rebattre les cartes de la société tout entière, dans la rue, pancartes et slogans à l'appui, ou dans le monde des affaires rarement tendre avec les femmes... Chacune cherchant le moyen de faire entendre sa voix et/ou de trouver sa voie...

CouvJM

 

 

Interview de Jessie Magana

 

Breizh Femmes - C’est un livre très documenté ; presque un travail d’historienne. Pourquoi avoir choisi cette fois-ci d’écrire sous la forme d’un roman ?

Jessie Magana - J’ai toujours voulu écrire des romans mais je ne me suis jamais autorisée à le faire pour des questions de confiance en moi et de légitimité. Ça voulait dire sortir de ma zone de confort qui est plutôt l’écriture de documentaires ou de biographies même romancées.

Ce roman a germé il y a très longtemps ; j’ai écrit la première version voilà plus de quinze ans. Mon but n’étant pas de raconter l’histoire du féminisme depuis les années 70 mais d’essayer de comprendre ce que ça fait de grandir dans une famille féministe, comment on devient soi-même, on apprend à aimer, etc. dans ce contexte qui bouleverse les codes du patriarcat c’est-à-dire toute la société, les rapports femmes/hommes, les rapports familiaux mais aussi le rapport au corps.

C’est vraiment tout ça que j’avais envie d’explorer, plus que l’histoire de mouvements sociaux. Dans les deux cas, les années 70 où les revendications féministes étaient centrées sur le droit à l’avortement dans la première partie du roman, puis les années post #Metoo dans la deuxième partie autour des questions de violences physiques et sexuelles, c’est bien le corps qui est central.

Ce roman est plutôt destiné à un public adolescent ; pourquoi ce choix ?

JM - La première version était destinée aux adultes. Finalement, comme c’est sur ce moment des quinze ans que je m’interroge, cet âge où on commence à découvrir les désirs, la sexualité, à se questionner sur sa place dans la société, les engagements, le travail, etc. j’ai vraiment eu envie de m’adresser à cette tranche d’âge. Il est écrit du point de vue de deux jeunes filles, et les autres personnages s’adressent à elles.

Bien sûr le roman peut parfaitement être lu par des adultes et d’ailleurs pour l’instant j’ai surtout des retours de femmes, de mères… C’est, je crois, un livre intergénérationnel.

Je ne fais d'ailleurs aucune différence avec la littérature dite "adulte" mais ce qui est particulier à la littérature jeunesse c’est qu’on est attentif à laisser une porte ouverte sur quelque chose de l’ordre de l’espoir.

Le roman suit donc le parcours de deux héroïnes adolescentes, l’une dans les années 70 dans l’ombre d’une mère militante et l’autre, la fille de la première, en 2018, toujours fortement influencée par sa grand-mère. Et on peut observer que les modes d’action et les militant-es ont changé d’une époque à l’autre.

JM - Dans les années 70, le gros morceau à remporter c’était le droit à l’avortement ; on était loin de la convergence de luttes qui n’était pas théorisée pas plus que l’intersectionnalité. Beaucoup de groupes gauchistes se sont séparés du MLF à l’ époque parce qu'ils considéraient que s'intéresser à la cause des femmes, c'était remettre en question l'universalité de la lutte des classes. Il y avait aussi en France une méconnaissance des questions raciales, voire une volonté de les nier, toujours au nom de l'universalisme ; la société française était moins mélangée qu’aujourd’hui, à peine sortie de l’épisode colonial.

Aujourd’hui, les militant-es viennent de tous les horizons, sont moins marqués socialement et racialement, beaucoup sont issu-es du métissage et ça, c’est très vivifiant ! Moi, qui m’inscris aussi beaucoup dans ces questionnements antiracistes, cela me réjouissait d'intégrer ça dans mon roman !

On peut d’ailleurs observer également un autre changement entre les deux époques, c’est la place des hommes dans les luttes féministes…

JM - Effectivement, dans la première partie j’ai choisi de raconter un épisode qui s’est réellement déroulé en marge d’une manifestation féministe qui avait perturbé un mariage. Les militantes ce jour-là avaient suivi quelques hommes, pourtant pas très nombreux dans les cortèges à cette époque, qui avaient fait irruption dans une église.

Ça me permet de mettre en scène les contradictions du mouvement : d’une part elles suivent les hommes, d’autre part en perturbant cette cérémonie elles veulent remettre en question l’institution du mariage, le patriarcat ; en plus, elles font peu preuve de sororité en ruinant complètement le moment de la jeune mariée !

Pour parler de l'époque actuelle, j'ai choisi un groupe de militant-es qui est moins homogène ; ils et elles ont davantage d'ouverture sur d'autres mouvements, mouvements pour le climat, mouvements anticapitalistes, proches des blacks blocs ; ils et elles sont aussi moins homogènes en termes de genres ou de races. Ça représente l'évolution que je vois aujourd’hui où les féministes ont beaucoup plus d'alliés que dans les années 70 ; je pense que la société d'alors ne réagissait pas du tout de la même manière et que ces questions-là restaient très limitées aux militantes actives. Par ailleurs, il n'y avait pas cette fluidité qu'on connaît dans les rapports de genre ; on ne parlait ni de transidentité ni de non-binarité, des concepts arrivés beaucoup plus tard.

JessieEn ce qui concerne la non mixité, je pense qu'à certains moments on a besoin d'être en non mixité pour pouvoir s'exprimer librement ; quel que soit le type de militantisme, il y a des choses qui ne peuvent s'exprimer qu'entre personnes concernées. En revanche, si on veut que la lutte soit fructueuse, il faut avoir des alliés et en l'occurrence pour le féminisme, ces alliés sont les hommes et ça fonctionne si les alliés réussissent petit à petit à convaincre les autres ; c'est un travail de longue haleine !

Vous n'avez pas vous-même grandi dans une famille militante ; qu'il y a-t-il de vous dans ce livre ?

JM - Il y a tout de moi ! Tous mes personnages sont une partie de moi ! Je n'ai bien sûr pas vécu tous les épisodes que je raconte, j'ai aussi mis des questionnements glanés à droite à gauche, des choses qu'on m'a racontées. Je suis une éponge ; les éponges, ça absorbe et ça restitue ensuite. Mais il y a tous mes questionnements en tant que femme et en tant que jeune fille, il y a énormément de bribes de mon histoire personnelle et intime, des épisodes vécus en manif, des voyages...

D'ailleurs, il y a l'Algérie !

JM - Effectivement, mon rapport à l'Algérie est très fort puisque mon père y est né et qu'une partie de ma famille, des Français d'origine espagnole, y a vécu jusqu'à l'indépendance et a été rapatriée en France en 1962.

Je voulais une écriture de l'intime, de la sensualité et pour moi, l'Algérie est un territoire de la sensualité que ce soit au niveau des relations avec les personnes mais aussi des relations avec les odeurs, les goûts, les paysages. J'y suis allée à plusieurs reprises et notamment à une période où je commençais à avoir envie d'écrire des romans donc j'y ai fait le plein de ces sensations, de ces émotions que j'ai essayé de retraduire dans le roman. Et puis, ces personnages de femmes algériennes était aussi pour moi une façon de déporter le regard et de sortir du milieu parisien des années 70 qui était finalement très peu conscient des différences culturelles et des oppressions que pouvaient vivre les femmes extérieures à ce milieu.

Vous avez vous-même deux filles, ce livre est-il pour vous un outil de transmission ?

JM - Elles sont encore trop petites pour le lire ; l'aînée n'a que dix ans ! Et finalement, je crois que ça m'arrange bien ; ça m'évite de me poser la question pour l'instant de ce que j'ai envie de leur transmettre à elles spécifiquement. C'est compliqué le rapport à la famille quand on écrit...

Mais bien sûr, mon objectif est de transmettre aux plus jeunes et pas seulement de transmettre, de dialoguer plutôt ; j'ai envie de ça avec ce roman, d'un dialogue entre les générations. Avant la crise sanitaire, je rencontrais beaucoup d'enfants et de jeunes dans les écoles et les collèges autour de mes autres livres et ça me nourrissait énormément.

Aujourd'hui, on compense un peu avec les réseaux sociaux, mais ce n'est pas pareil. Ce livre est sorti en mars et j'étais assez désespérée parce que c’est mon troisième livre qui sort juste avant un confinement... mais les gens commencent à s'en emparer et à le commenter sur les réseaux et c'est ce qui ressort, le côté transmission.

En plus, j'avais envie avec ce livre de mettre en scène aussi la sororité et je crois que c'est un peu ce qu'on est en train de vivre ; on me confie des choses très intimes. C'est très fort et seuls les réseaux le permettent, dans une salle de classe ou un salon littéraire, les personnes ne se confient pas de cette façon-là !

Propos recueillis par Geneviève ROY

Pour aller plus loin : Nos Elles déployées de Jessie Magana – éditions Thierry Magnier (2021)

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