Elle est poète et philosophe cette grand-mère aux accents bretons qui font immanquablement penser à Anjela Duval. Elle est touchante aussi, celle qui dit ne rien savoir.

Elle est un peu comme toutes les grands-mères de Bretagne et d'ailleurs, ces femmes discrètes auxquelles personne n'a jamais donné l'occasion de s'exprimer.

Et le public ne s'y trompe pas. Dans cette histoire intime et personnelle, nombreux.ses sont celles et ceux qui y reconnaissent un peu de leur histoire familiale.

En parlant de et à sa « Mémé Julienne » Patricia Allio, artiste associée du TNB pour la période 2020/2023, va bien au-delà de la simple narration de quelques souvenirs émouvants.

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Sa tante Monique lui répète souvent, Patricia Allio est « comme une abeille qui fait son miel de plusieurs fleurs ». Et c'est précisément pour ça qu'elle se sent si bien dans sa peau d'artiste associée au TNB. Native du Morbihan et résidente actuelle du Finistère, la Bretonne a fait ses études à Rennes et connaît la salle depuis longtemps. « Grâce à la dimension pluridisciplinaire du TNB – explique-t-elle – je me sens reconnue, encouragée, dans ma triple inscription artistique en littérature, théâtre et cinéma ». Celle qui s'intéresse aussi aux Arts Plastiques, à la danse et aux performances quelles qu'elles soient, se délecte de ce qu'elle appelle « la porosité des arts ».

De sa formation philosophique, son « socle », la jeune femme a gardé dit-elle « le goût de l'analyse » mais aussi « le plaisir d'inventer et de partager des idées avec une approche critique et subversive du monde ». Avec sa dernière création en novembre 2021 à Rennes, Dispak Dispac'h, Patricia Allio explorait ce lien qu'elle chérit entre théâtre et philosophie qui permet selon elle « d'utiliser toutes nos capacités de pensées et d'actions pour inventer un monde plus juste ». Avec son Autoportrait à [sa] grand-mère, l'exploration est plus personnelle mais non moins philosophique. « J'essaie – dit-elle encore - de créer des endroits d'expériences. Le théâtre, ce n'est pas que du discours ; c'est un saisissement physique, une manière d'éprouver ensemble, un entre chocs de sensibilités ».

« Petits éclats d'une mémoire fragmentée »

Lorsque la voix de sa grand-mère résonne entre les murs d'un décor sobre et blanc et que sa petite silhouette noire arpente le plateau d'un pas décidé, Patricia Allio embarque le public avec elle sur les petites routes de la campagne morbihannaise ou les berges du canal de Nantes à Brest où elle chemine avec son aïeule. Lorsqu'elle déclenche l'enregistrement sur son téléphone portable ou son dictaphone, à l'insu parfois de la vieille dame, c'est pour y recueillir les mots simples qui font la vie quotidienne.

Allio2Pas d'interviews directes entre ces deux femmes, aussi pudiques l'une que l'autre. Pour glaner les souvenirs de Julienne Le Breton, née en 1920, sa petite-fille joue la subtilité. « J'avais envie de prélever des petits moments de vie, des presque rien du tout, des moments très ordinaires, quand on marchait, quand on regardait les nuages » se souvient-elle. Un dialogue au bord des émotions pas très construit, comme des « petits éclats d'une mémoire fragmentée ».

Les émotions, c'était justement le sujet de Patricia Allio quand elle faisait de la recherche philosophique. Et si elle a abandonné cette discipline pour se consacrer aux arts, c'est précisément parce qu'elle avait « besoin de plus de rapport à l'émotion, à la sensibilité ». Aujourd'hui, elle assure que partager des émotions est crucial et en même temps trop rare. « Etre humain.e c'est être affecté.e – dit-elle – c'est se laisser traverser. J'aime bien que les personnes avec qui je partage ce moment sortent avec des question mais aussi plus de force du fait d'avoir accepté d'éprouver des émotions ensemble »

« Un soulagement, un bonheur à pouvoir s'exprimer »

Dans son spectacle se mêlent ses conversations avec sa grand-mère, ce qu'elle lui dit et ce qu'elle dit d'elle, mais aussi des données moins intimes, plus politiques, « un spectacle à la lisière » où se tricotent la petite et la grande Histoire ; on y entend le passé d'une Bretagne malmenée, ignorée, à la marge de la France du début du vingtième siècle, comme « des petites fenêtres » que l'artiste ouvre « à partir de [son] histoire ». Une histoire de transmission, bien sûr. La Mémé de Patricia Allio lui a apporté un modèle « de résistance, d'ouverture, de ténacité, d'humanité » et « malgré toute la dureté de l'existence, un certain rapport au goût de vivre en mesurant le caractère précieux et éphémère de ces moments qu'on partage et des êtres qu'on aime ».

Ce qui n'était au début qu'un texte écrit est devenu spectacle après la mort de Julienne en juillet 2014. Trois ans après, l'été 2017, l'autrice a envie de rendre hommage à sa grand-mère par une lecture publique de son Autoportrait et c'est le début non seulement du spectacle mais aussi du rôle qu'elle y joue. Pour la première fois, elle qui se trouve jusqu'ici derrière la caméra ou au travail d'écriture, se « trouve propulsée » sur scène parce qu'elle sent qu'elle sera la seule à pouvoir dire ces mots-là.

De la centaine de pages du texte écrit, Patricia Allio en garde vingt-cinq auxquelles s'ajoute une partie de ses précieux enregistrements. Un rendu qui aurait « sûrement troublé » Mémé et « peut-être aussi un peu agacé » estime Patricia Allio. Mais ce dont elle se réjouit désormais c'est de « lui avoir ouvert des espaces de parole » en lui posant des questions, en s'intéressant à elle ; elle a ressenti dit-elle « comme un soulagement, un bonheur à pouvoir exprimer des peines, des questions, des choses douloureuses aussi parfois ».

Jamais la petite-fille ne parle à la place de la grand-mère ; c'est un dialogue où chacune prend sa place. D'ailleurs, l'autrice en est sûre, le dialogue se poursuit par-delà la mort. « Je crois aux fantômes – dit-elle – et je sais qu'elle se manifeste. Nous avons gardé cette circulation spirituelle et notre dialogue continue de manière très riche ».

Geneviève ROY

 

Photo 1 ©Cécile Friedmann
Photo 2 ©Emmanuel Valette