Chemla

Quelques jours après l'inscription de l'avortement dans la Constitution française, le CIDFF de Rennes recevait Annie Chemla. Militante au MLAC dans les années 70/80, elle vient de publier un livre sur l'histoire de cette association déterminante dans l'adoption de la loi Veil.

« Le texte actuel ne garantit rien ; l'accès à l'IVG est de plus en plus difficile aujourd'hui » déplore celle qui, pour précipiter la législation, n'a pas hésité à accompagner voire à pratiquer des avortements illégaux.

Une histoire hélas oubliée qui marque pourtant un beau moment de libération et d'empouvoirment des femmes en France.

Ces années ont durablement marqué la vie de Annie Chemla qui a découvert dans cette lutte collective à la fois qui elle était elle-même et l'importance de la sororité. Des années de militantisme intense que raconte ce livre écrit comme un journal intime qui nous emmène de septembre 1973 à juin 1980. Car si le mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC) a su peser sur la prise de conscience de tout un pays et notamment de ses élu.e.s sur la douloureuse question de l'avortement, la loi Veil votée en janvier 1975 n'a pas suffit à mettre fin à ses actions.

1975 : une « loi imparfaite »

Annie Chemla dénonce « une loi imparfaite » disqualifiée dès son apparition puisque votée de façon provisoire, pour cinq ans, et dont il était interdit de faire la promotion. Un milieu hospitalier réticent et non formé, un acte non remboursé mais très onéreux, équivalent à la moitié d'un salaire minimum de l'époque, non accessible aux mineures ni aux femmes immigrées...

Bref, une apparence de loi qui ne satisfait pas les militant.e.s qui luttent depuis des années pour permettre aux femmes d'avorter dans de bonnes conditions. On estime qu'en France au début des années 70, ce sont 800 000 avortements qui sont pratiqués dans la clandestinité avec les risques que l'on sait et les nombreux décès qu'ils entraînent.

Au moment où le discours officiel fait de la France un pays fer de lance du droit des femmes avec l'inscription du droit à l'avortement dans sa Constitution, Annie Chemla, riche de ses années de combat et des multiples rencontres de femmes qui les ont jalonnées, tient à rappeler le contexte. C'est bien pour rétablir l'ordre public que le président de la République d'alors, Valéry Giscard d'Estaing, missionne Simone Veil, sur cette question.

Pour elle ce n'est pas un hasard si la loi a été portée par la ministre de la Santé et non par Françoise Giroud, alors secrétaire d'Etat à la Condition Féminine. Ce sont pourtant les femmes, et quelques alliés notamment de nombreux étudiant.e.s en médecine et quelques médecins déjà en exercice, qui ont permis cette victoire pour les femmes.

Les années MLAC : une « histoire dérangeante »

Pendant toutes ces années, l'histoire du MLAC est restée quasi secrète. Une fois le mouvement dissous, au début des années 80, les militantes sont rentrées chez elles et n'ont pas raconté. Pourquoi ? « Peut-être parce qu'il n'y avait personne pour les entendre » suppose Lucile Ruault dans la préface du livre de Annie Chemla.

CouvchemlaC'était une « histoire dérangeante » avec d'un côté des femmes, et quelques hommes, qui bravaient la loi et pratiquaient ouvertement des interruptions volontaires de grossesse illégales et d'un autre côté une loi ambiguë qui tardait à devenir effective avec des centres IVG trop peu nombreux, mal organisés, des personnels soignants peu ou mal formés et des patientes qu'on rendait responsables de leur situation.

« Depuis quinze jours on a toutes et tous entendu parler du procès de Bobigny et de Gisèle Halimi, on a partout rendu hommage à Simone Veil, mais tout ce qui s'est passé entre les deux ça a été oublié, c'est sorti des mémoires pourtant c'est par la lutte qu'on a conquis ce droit » précise Annie Chemla.

C'est bien pour ça qu'elle a voulu écrire cette histoire qui est à la fois la sienne et celle de millions de Françaises, militantes et/ou femmes avortées. Avec "Nous l'avons fait" elle signe le premier et le seul récit de l'intérieur. Et c'est toute une époque qui se déroule au fil des pages de ce journal intime et collectif. Annie Chemla regrette d'ailleurs d'avoir écrit ce livre seule alors qu'il raconte d'abord une expérience collective, « un récit personnel » mais « une action sociétale ».

Elles sont joyeuses et pleines d'énergie ces femmes comme elle qui s'engagent au début des années 70 dans « le camp des femmes ». Elles ont soif d'être libres. Elles soutiennent la révolution des Œillets au Portugal et les paysans du Larzac, vivent en communauté et découvrent leurs propres corps grâce au self-help. Elles s'autonomisent, prennent le pouvoir de leurs corps et de leurs vies. Elles apprennent et prennent confiance.

« J'ai découvert une puissance, une joie militante, un bonheur d'être ensemble - témoigne aujourd'hui Annie Chemla – j'ai vécu des choses personnelles extraordinaires ». Et elle évoque en conclusion de son ouvrage « une tranche de nos vies passionnante, excitée, survoltée [qui] s'est terminée sans laisser de mots, mais en laissant en chacune de nous des traces puissantes ».

Derrière la Constitution, « la réalité du terrain »

Après la fin du MLAC, « on a fait comme tout le monde, on est passé à autre chose » reconnaît Annie Chemla qui écrit encore « la loi était appliquée, bien ou mal ; elle était entrée dans les mœurs. Les années militantes étaient finies pour ma génération ».

A 76 ans, elle se dit «  très heureuse de voir ce que font les jeunes féministes aujourd'hui ». Elle qui, avec tant d'autres, a « traversé en silence ces années pendant lesquelles être féministe était un peu honteux » et où revendiquer son féminisme « demandait de l'audace ». « Les jeunes ont réinventé le féminisme – dit-elle – il n'y a pas eu besoin de leur passer le flambeau, elles ont allumé elles-mêmes la flamme. »

Ce qui la réjouie moins c'est de voir que presque cinquante ans après la loi Veil, avorter en France reste une épreuve pour beaucoup de jeunes femmes. « Personne ne pourra se prévaloir de la Constitution – regrette-t-elle – et il y a beaucoup de raisons qui font que les médecins n'ont aucune appétence pour ce geste qui est mal payé et pas du tout valorisant scientifiquement pour eux mais surtout pour lequel ce sont toujours les femmes qui décident. Dans beaucoup d'endroits encore on continue à leur faire écouter le cœur du bébé et elles ressortent traumatisées ».

Pour elle, beaucoup de choses se passent mal et il ne faudrait pas que les effets d'annonce autour de la constitutionalisation fassent « oublier la réalité du terrain » !

Geneviève ROY

Pour aller plus loin : lire Nous l'avons fait, récit d'une libération féministe de Annie Chemla – préface de Lucile Ruault – éditions Du Détour (2024)

Conférence-débat « 50 ans après la loi Veil, où en sommes-nous ? » organisée par le CIDFF 35 le 12 mars 2024