La pluie d’hiver sur les carreaux a transformé l’autobus bus en aquarium. Quand je monte, il reste quelques places libres, mais je n’ai pas envie de m’asseoir à côté d’un autre passager. Je n’ai pas pris de douche en sortant du cours de gym. Il y avait trop de monde au vestiaire. De toute façon, je préfère me laver chez moi. J’ai toujours l’impression que les autres me regardent. Pour quinze arrêts, je peux bien rester debout malgré le plomb dans les jambes. Je trouve un coin de libre sur la plate forme au milieu du véhicule.


Il monte à l’arrêt Monceau. Je ne le vois pas entrer. Je regarde les passants qui se protègent des rafales comme ils peuvent. Mon corps réagit tout de suite. Je ne sais pas expliquer pourquoi ni comment. Certaines personnes saturent immédiatement l’espace de leur présence, des hommes surtout. J’ai le malheur de tourner la tête dans sa direction.

La trentaine, les cheveux courts, le blouson ouvert sur un t-shirt qui moule ses pectoraux. Pendant une fraction de seconde, nos regards se croisent. Je baisse aussitôt les yeux, mais le mal est fait. Il m’a repérée. Je le sens approcher. Je me retourne vers la rue. Il vient se mettre à côté de moi sur la plate-forme, juste au moment où le bus est immobilisé par les embouteillages.

Je lui tourne le dos, les épaules serrées, la tête baissée. Je ne pourrais me faire plus petite. Je sens son corps envahir ma bulle. Je glisse un regard de côté pour voir si je peux m’échapper vers le couloir. Il a placé son bras sur la barre et me bloque le passage. Je suis prise au piège.

— Tu sais que t’as de la chance, toi. Je te trouve vachement bonne.

Quand il commence à me parler, je ferme les yeux comme si ce geste ridicule allait m’empêcher de l’entendre. Sa bouche doit être à dix centimètres à peine de mon oreille. Il murmure pour que les autres voyageurs ne puissent pas l’entendre.

— Tu me fais bander. Tu me crois pas ? Tu veux la sentir, dis ?

Je rouvre les yeux pour chercher du secours autour de moi. Une dame assise à l’avant a remarqué son manège, mais se dépêche de détourner le regard vers l’extérieur. Un homme en costume, au milieu du couloir, ne manque rien du spectacle. Il a l’air de trouver ça très amusant.

L’homme plaque soudain son entre-jambe contre ma cuisse. Je sens son membre durci à travers les vêtements. Je suis tétanisée. J’ai l’impression que le moindre mouvement de ma part va encore empirer les choses.

— Mesdames, Messieurs, votre attention, s’il vous plaît.

C’est une vieille dame. Elle s’est levée et se tient dans le couloir du fond du bus. Elle a l’air minuscule dans son tailleur vert, mais sa voix suffit à donner à sa personne une autorité sans réplique.

— Merci de m’écouter. Je n’en aurai pas pour longtemps.

Tout le monde tourne la tête dans sa direction. Même moi, malgré le visage de l’homme si près du mien. L’homme aussi la regarde, mais sans retirer le bras qui me barre le passage.

 Avant toutes choses, je veux que Joëlle vienne s’asseoir à côté de moi.

Elle a dit ça en me désignant du doigt et en indiquant d’un mouvement de tête la place où elle était assise un instant plus tôt. Je m’appelle Clara. Malgré son ton d’institutrice, je ne peux qu’hésiter. Tous les regards sont braqués sur moi.

— Allez, viens, Joëlle ! On n’a pas que ça à faire ! a-t-elle ajouté avec impatience en me faisant signe de m’approcher.

Son autorité est telle que l’homme n’oppose aucune résistance lorsque j’écarte son bras pour aller m’asseoir à la place qu’elle m’a montrée.

— Mesdames, Messieurs, reprend-elle sans plus faire attention à moi, nous avons dans ce bus un homme qui a besoin de se frotter l’entrejambe contre la cuisse d’une femme. Joëlle, ici à mes côtés, n’avait clairement pas envie d’être cette femme. Alors, y a-t-il ici une dame qui serait volontaire pour prêter sa cuisse à ce monsieur ?

Elle parcourt du regard les visages médusés des passagers pour voir si quelqu’un se manifeste.

— Monsieur, s’il n’y a pas de femme volontaire, est-ce qu’un homme pourrait faire l’affaire ?

Elle a dit cela au type avec le plus grand sérieux, une main ouverte devant elle comme si elle attendait qu’il vienne y déposer sa réponse. Un éclat de rire retentit dans le fond du bus. Tous les regards se sont tournés vers l’homme. Il est comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Soudain, il se retourne et se précipite à l’avant du bus en bousculant les passagers dans le couloir. Des sourires illuminent les visages. Une dame applaudit avec prudence, en essayant de ne pas faire claquer ses mains.

 À défaut de fournir à ce monsieur la cuisse dont il a besoin, je propose qu’on lui offre une petite chanson. On va chanter tous ensemble Frère Jacques. Parce qu’il faut qu’il se réveille. L’époque du harcèlement, c’est fini !

Elle me fait signe de chanter avec elle. Au début, nous ne sommes que trois ou quatre, mais à la deuxième reprise, tout le bus s’y met. Sous la menace de son poing, le type oblige le conducteur à lui ouvrir les portes du bus. Il sort en lançant un regard noir dans notre direction. Beaucoup de passagers qui, un instant plus tôt, détournaient le regard de mon calvaire, lui font au revoir de la main avec un sourire railleur aux lèvres.

Ma sauveuse me sourit, puis me fait signe de me décaler d’une place pour qu’elle puisse s’asseoir à côté de moi. Je n’ai même pas le temps de lui dire merci. J’éclate en sanglots.
J’ai l’impression que c’est vingt ans de honte, de mépris et de peur qui se déversent de mon corps. La vieille dame ouvre son sac et me tend son mouchoir brodé. Dans ma détresse, sa vue me fait sourire. C’est un drap de lit qu’il faudrait pour éponger mes larmes. Je pleure bruyamment penchée sur mes genoux. Tous les regards doivent être tournés vers moi. Comme si elle avait compris la gêne qui m’écrase, elle me murmure : « Pleure ! T’occupe pas des autres. Laisse sortir »

Elle passe la main doucement dans mon dos. Aussi loin que remonte ma mémoire, je ne me souviens pas que ma mère ait eu un tel geste pour moi. Cette pensée redouble mes sanglots.

Quand je reprends mes esprits, elle a disparu.

Je continue à prendre ce bus chaque semaine. Je ne l’ai jamais revue.

 

Luc Leens

Premier prix concours de nouvelles 2023/2024