Fatima Aicha

C'était le dimanche de Pâques, un après-midi gris sur la dalle Kennedy à Rennes. Une centaine de personnes avaient répondu à l'appel de quelques habitant.e.s, militant.e.s d'associations, pour venir former une chaîne humaine quelques jours après une fusillade dans l'un des restaurants de Villejean, un quartier auquel chacun.e était attaché.e pour des raisons personnelles.

Aïcha avait pris la parole pour rappeler qu'il se passe beaucoup de belles choses aussi entre ces tours de béton et que les familles gardent l'envie d'y voir grandir leurs enfants. Dans la foule, son amie Fatima, venue d'un quartier voisin, se disait concernée et désireuse de soutenir les habitant.e.s.

Quelques jours plus tard, elles ont accepté de revenir sur ces événements et sur leurs engagements respectifs entre Rennes et le Maroc.

 

« On n'imaginait pas qu'on pourrait voir ça en bas des immeubles où on a grandi mais quel que soit l'endroit où ça se passe, la blessure est la même » déclare Fatima Alahiane. « Jeter la faute sur les parents, c'est trop facile alors qu'ils se battent au quotidien » renchérit Aïcha Aït-Ali. Toutes deux sont arrivées enfants à Rennes, la première avait quatorze ans et rejoignait son père dans le cadre du regroupement familial, la seconde n'avait que cinq ans. « C'est le quartier qui m'a vue grandir ; mes parents habitent toujours ici et ne veulent pas déménager » détaille cette dernière.

Pour elles, être sur la dalle Kennedy et manifester la colère d'une population qui se sent abandonnée n'était pas une option mais une évidence. Et c'est aux politiques qu'elles aimeraient pouvoir exprimer leurs sentiments. « Comment en est-on arrivés là ?» ; voilà ce que les deux femmes aimeraient leur poser comme question.

« C'est beau de réaménager les bâtiments

mais peut-être que ce n'est pas ce qu'on veut »

Etudiante en sociologie au début des années 2000, Aïcha avait déjà alerté avec son groupe de recherche sur la dérive qui menaçait de faire de ces quartiers périphériques que sont à Rennes, Maurepas, le Blosne et Villejean des ghettos uniquement composés de personnes vulnérables. « On nous avait rit au nez » se souvient-elle aujourd'hui, un peu amère.

Pourtant, elles le constatent, chaque fois qu'une famille un peu solide quitte le quartier c'est un peu de mixité sociale qui part avec elle. Dans ces tours et ces barres de béton que leurs pères sont venus construire dans les années 70, s'entassent les familles monoparentales et/ou sans travail, les migrant.e.s de fraîche date qui ne parlent pas le français, les personnes dépendantes à l'alcool ou aux drogues et autres malades qui font des séjours réguliers en hôpital psy... Aïcha énumère tous les malheurs qui s'accumulent. Bien sûr, dit-elle, qu'il faut loger tous ces gens-là mais pourquoi « regrouper ensemble ceux qui ont déjà tant de difficultés ? »

Fatima« J'ai beaucoup d'amis à Villejean – dit encore Fatimac'est un quartier avec des familles formidables toutes origines confondues ; les communautés se mélangent, c'est cosmopolite. Il faut vraiment que ceux qui nous gouvernent trouvent une solution pour arrêter cette économie souterraine de la drogue qui engendre la violence. Les familles font ce qu'elles peuvent pour protéger leurs enfants dans leurs foyers, mais en dehors c'est aux politiques de les protéger ! »

Toutes deux aimeraient que les habitant.e.s et les associations de terrain soient davantage entendu.e.s et pensent que des solutions existent. « Si les politiques veulent de l'aide, on est là » résume Aïcha qui regrette certains dispositifs aujourd'hui abandonnés comme les éducateur.rice.s de rue, les médiateur.rices, la police de proximité... tous ces moyens humains d'accompagnement des jeunes et de leurs familles. « C'est beau de réaménager les bâtiments mais peut-être que ce n'est pas ce qu'on veut » disent-elles encore rêvant de mesures qui encourageraient « l'entrepreneuriat, l'emploi des jeunes, la cohésion entre les habitant.e.s, le développement des commerces... »

« Je m'étais promis une chose :

si je réussis financièrement, j'aiderai les jeunes filles du Maroc »

Chacune de son côté, Aïcha et Fatima sont engagées. Toutes deux sont présidentes d'associations et mènent des actions aussi bien à Rennes que dans leur région d'origine du côté de Ouarzazate. Avec Espoir du Drâa, créée en 2011, Aïcha veut lutter contre la déscolarisation des enfants de la vallée du Drâa et pour l'émancipation des femmes grâce à des activités économiques. Restauration d'un dispensaire, désenclavement d'une route de montagne, aménagement de sanitaires dans des écoles, ateliers de tapis berbères... de gros chantiers confiés à des artisans locaux mais aussi des distributions régulières de vêtements et de fournitures scolaires en hommage à ces mamans qu'elle a vues faire ça durant toute son enfance. Et c'est l'exemple de Fatima qui a poussé Aïcha à agir. « Je l'ai toujours admirée » reconnaît-elle.

Arrivée en France à quatorze ans, Fatima n'était jamais allée à l'école. Scolarisée une année en CM2 le temps d'apprendre le français, elle termine rapidement sa scolarité par une année de 3ème avant d'entrer dans la vie active. Ses armes pour s'émanciper : des emplois de ménage qui lui donnent une certaine autonomie financière et une rage intérieure qui la pousse à retourner sur les bancs de l'école à 25 ans. Déjà mère de famille, dès l'obtention de la nationalité française, elle passe des concours et obtient les diplômes qui lui permettent de devenir fonctionnaire à l'Académie.

« Je m'étais promis une chose : si je réussis financièrement, j'aiderai les jeunes filles du Maroc » raconte-t-elle aujourd'hui. Promesse tenue grâce à son association Bretagne Dades, créée en 2004, qui vient réparer cette blessure ancienne. Aujourd'hui, elle organise des voyages solidaires à la découverte de sa région d'origine où elle accompagne différentes associations locales qui soutiennent la scolarisation des filles évidemment mais interviennent aussi dans le champ du handicap et auprès des mères de familles.

« Tu te rends compte, Fatima,

si nous aussi on lâche l'affaire ! »

Aucune des deux associations ne reçoit de subventions locales. Une position « éthique » défendent Aïcha et Fatima qui ne souhaitent pas « emmener l'argent au-delà des frontières » et savent que d'autres associations ici, en France, ont aussi de nombreux besoins. Leur attachement à la France ne fait aucun doute quand on les entend clamer la grandeur du pays qui les a adoptées. « Les Français sont extraordinaires – s'enthousiasme Fatima – et ils ne sont pas racistes ! » Pour elle, la France est un pays d'accueil et elle veut croire qu'elle le restera.

AichaC'est pourquoi quand elles voient leurs compatriotes - les plus aisés, les plus érudits - quitter le territoire pour une autre nation ou pour retourner au Maroc, elles sont tristes. « On est en train de vider le panier de notre savoir - déplore Fatima - et nous, les Français venus d'ailleurs on veut se battre encore plus parce qu'on est tous des enfants de la République ! »

Pourtant, dernièrement Aïcha s'est surprise à songer elle aussi au départ. Quand elle a compris que ce qui s'était passé pour elle voilà trente ans allait se reproduire pour sa fille, elle a vécu ça comme une terrible injustice. « Le système n'a pas évolué – regrette-t-elle – moi on ne voulait pas que je fasse une seconde générale et aujourd'hui j'ai un bac + 5 ; ma fille c'est pareil, elle a un très bon niveau mais on décide que ça va être compliqué pour elle ! »

Sa colère est telle qu'elle envisage brièvement de partir et encourage désormais ses enfants à s'orienter vers l'international. « Tu te rends compte, Fatima – dit-elle à son amie – si nous aussi on lâche l'affaire ? C'est fou d'en arriver là ; je m'en veux maintenant d'avoir pensé à ça ! »

Fatima n'a pas l'intention de lâcher quoique se soit. « La misère est aussi à notre porte » estime-t-elle et son bonheur se trouve tout entier dans le partage. Ce jour-là les deux femmes passeront la soirée au parc de Maurepas où une soixantaine de demandeur.se.s d'asile campent sous des tentes de fortune. Objectif : distribuer les repas que Fatima et quelques bénévoles de son association ont concoctés dans l'après-midi. « C'est ça qui me rend heureuse – dit-elle – avoir l'énergie que j'aie et être la femme que je suis aujourd'hui ! »

Geneviève ROY